Première étape d’une nouvelle période de Buñuel. Nous sommes en 1963; il travaille alors avec Jean Claude Carrière, débutant à l’époque dans le cinéma qui avait fait auparavant « le soupirant » avec Pierre Etaix et un documentaire sur la vie sexuelle des animaux. Buñuel était très marqué durant son adolescence par trois auteurs: Octave Mirbeau, Pierre Louys et Huysmans (dont il fait un clin d œil quand Jeanne Moreau en fait la lecture à la demande du maître de maison). Livres très scandaleux à l’époque en Espagne considérés comme libertins. Ce livre était donc un souvenir de 40 ans avant, c’est pourquoi il a choisi cette époque pour réaliser le film, fin des années 20-30 (et non fin 19eme comme dans le livre). Un portrait marécageux de ce milieu bourgeois dont Buñuel est issu sans aucune complaisance. La bourgeoisie est une de ses cibles favorites. Les bourgeois chassent le papillon, jouent aux dés, font des réussites bref ils ne font pas grand chose et ne travaillent que pour faire fructifier leur capital. Ces bourgeois sont donc le plus souvent statiques, figés comme enracinés, enfermés dans l’espace, cantonnés aux quatre murs de leur maison, sans contact avec le monde extérieur. Ils contemplent leurs photos du passé et restent englués dans leurs fantasmes fétichistes (Cf l’ange exterminateur de Buñuel).
Dans le journal d’une femme de chambre, les frontières entre les classes sociales sont clairement établies, immuables mais Célestine, interprétée par Jeanne Moreau, va en modifier la donne. Louis ne lui donnait aucune indication de jeux. L’actrice s’inquiétait et Bunuel l’a rassuré en lui confiant qu’elle lui apprenait des choses sur le personnage.
Le roman d’Octave Mirbeau comme son nom l’indique, se présente sous la forme d’un journal intime. Il est donc écrit à la première personne. Le récit est donc sous la plume de Célestine, et aucune de ses pensées n’échappent au lecteur. Rien de tout cela dans le film de Louis Bunuel. Célestine est ici un personnage particulièrement secret, imperméable. Le changement de point de vue par rapport au livre, tient au fait que le cinéma reste ici objectif, Célestine est le guide, elle a des réactions qui suivent le livre mais le but était d’en faire un vrai personnage et non un porte-parole.
Les premières images correspondent à sa vision subjective dans le train. Mais après un basculement s’opère.
Pendant tout le début du film, elle est dans un entre-deux bientôt prête à plonger dans l’univers bourgeois qui l’attend, venant de Paris arrivant à la campagne, ne faisant pas encore partie de la bourgeoisie mais pas non plus du peuple, figure de l’insaisissable, libre, elle est ici et ailleurs dans le même temps. Il est donc logique que Célestine soit toujours en mouvement. Elle voit tout, entend tout, à l’image de la souris qu’on cherche à attraper (cf scène de la souris). Sous l’influence d’un personnage pas comme les autres, elle sème le trouble autour d’elle jusqu’à faire le mur qui permet de créer un lien avec les voisins, pour se mélanger à eux.


Un corps au fond des bois…
Dans le journal d’une femme de chambre, une autre frontière est transgressée, celle séparant la civilisation de la sauvagerie. La maison est un signe de civilisation, la foret est un lieu de sauvagerie, inquiétant d’où la scène de viol sur ce lieu.
On croise d’ailleurs beaucoup d’animaux dans le journal d’une femme de chambre, qui ont tous leur place et finalement les hommes y sont au même niveau…
Bunuel n’improvise pas. Tout est écrit dans le scénario jusqu’aux escargots de la petite fille. Tout est soigneusement préparé.
Le viol est le moment de bascule du film. La jeune femme va se trouver un but: trouver le meurtrier de Claire. Une faille arrive alors chez Célestine: ses sentiments transparaissent: troublée, indécise, elle perd ses repères. La scène où elle recoud est un symbole comme si elle tentait de recoudre cette déchirure en elle afin de retrouver son imperméabilité.


Un éternel recommencement
Le film se passe dans les années 30 qui est une période sombre de l’histoire (on sait ce qui va se passer après…). On imagine aussi la vie de Célestine après: devenir une petite bourgeoise qui s’ennuie côtoyant l’adultère, le film est bien un marécage, sans espoir. Ce n’est pas un personnage marginal, elle les observe non pour les détruire de l’intérieur mais pour mieux l’intégrer. Auparavant toujours en mouvement, après le mariage, elle est allongée dans sa chambre, figée, elle a réussi à recoudre sa déchirure, c’est la stagnation, symbolisée par la neige.
Les barreaux de la propriété et la boîte à musique du maître de maison étaient autant d’indices prémonitoires. Célestine n’aspirait qu’à vivre comme eux comme un automate.
Il n’y a pas de rêves dans le journal d’une femme de chambre. Il nous montre la principale force de la bourgeoisie, sa capacité régénératrice, sa capacité d’absorption.
Célestine rappelle la petite Claire animée au fond des bois, dans cette scène, la petite fille est récupérée par la nature, le corps commence à s’enraciner, son corps est digéré aussi rapidement comme Célestine est digérée par la société bourgeoise en absorbant ses éléments contestataires qui lui permette de renaître sans cesse...
Il n’y a aucun espoir ici. Ce film est un des plus sombres et étouffants de la filmographie de Bunuel avec cet avenir bouché, en vase clos, pessimisme renforcé et rendu encore plus lourd par le contexte du film. Le roman montrait déjà la montée de l’extrême droite mais à la fin du 19ème, le film est dans les années 30, et en trente ans, ce mouvement ne s’est pas seulement répété, il a empiré… La fin du film renvoie au début, tout se répète jusqu’à l’horreur au fond des bois, dans les marécages…

Meladaily
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le 12 févr. 2020

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