Un homme, type ordinaire à l'air hagard, avance inexorablement vers son suicide. Le visage feutré, le cheveu fin et l'oeil tiré par le sommeil il déambule, inquiet, dans un Paris guindé, hostile et oppressant. C'est l'étranger au nouveau monde, consciencieux et appliqué, trop présent à sa petite personne mais comme en quête d'un refuge. Un foyer. Une demeure. Autour de lui le bruit, un voisinage sceptique, procédurier, tribunal de son quotidien, de son intimité, de sa vie. L'homme, sur la réserve, s'affaire aux nouvelles tâches d'un immeuble endeuillé dans le dehors mais grimé dans le dedans. Comme sorties d'un songe malaisant ou d'une torpeur insurmontable les fenêtres ricanent au nez de trompette du quidam professionnel ; de leurs grimaces monolithiques elles jugent, persécutent puis poussent à bout : hors la lucarne.


Polanski n'est pas encore Frantic en cette année 1976... Mais déjà le chaos mental, les zones troubles de la psyché et les délires en tous genres sont les symptômes d'un Paris fort peu accueillant, inextricable, kafkaïen presque. Le cinéaste concentre toutes ses obsessions et tous ses fantasmes en un personnage-titre ( Le Locataire ) qu'il choisit logiquement d'interpréter lui-même. A lui seul Roman Polanski livre un casting exemplaire, entouré de comédiens typiques et parfois débutants à l'époque ( Blanc, Bouteille, Jugnot et Balasko pour le côté café-théâtre ; la belle et insolente Isabelle Adjani - pas encore tout à fait possédée par un autre grand polonais - pour le côté glamour ) jouant progressivement sur le mode du glissement, du dérapage. Du passage à l'acte.


Tout - ou presque - dans Le Locataire est sous l'augure de l'ambiguïté : un homme simple, fonctionnaire, utile et cherchant à l'être ou à le devenir - et comme en servage à l'encontre du voisinage qu'il dérange inexplicablement - se montre finalement déséquilibré, provocateur, travesti et paranoïaque... l'éventuelle vierge folle d'une galaxie chaotique, cauchemardesque, fantasmée ; un immeuble, toute en verticalité et farouches occupants, en intérieurs sombres et déprimants se change tout à trac en un carnaval grotesque, aux invités vulgaires et bruyants ( Bernard Fresson, excellent ) jusqu'à devenir l'estrade du suicide héroïque ; une intrigue enchaînant avec une régularité étrangement imparfaite les scènes d'intérieurs ( les bureaux, l'hôpital, les cafés et bien entendu l'horrible appartement de l'outsider ) et d'extérieurs ( rues en plein trafic, quais de seine désertiques et cour d'immeuble accusatrice ) ; la figure du double enfin, ou plutôt du dédoublement, symbolisée par la suicidée à laquelle Trekovsky ( alias Polanski ) rend visite au début du film...


Mais c'est surtout - du plan inaugural filmé à la Luma sous l'emprise de l'improbable et lugubre bossa nova de Philippe Sarde à l'ultime plongée buccale clôturant le cauchemar - l'impression d'une fatalité écrasante, terrible et implacable qui se dégage de ce qui constitue à ce jour le meilleur film de Roman Polanski. L'impression inconfortable et littéralement freudienne d'un "Moi plus vraiment maître en sa propre demeure"... Un chef d'oeuvre.

stebbins
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le 14 avr. 2021

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