Février 1927. A l’aube du cinéma parlant – dont le premier représentant devait amorcer l’avènement huit mois plus tard – sortit l’un des derniers monuments du cinéma muet : Le Mécano de la Générale (The General). Réalisé à quatre mains avec Clyde Bruckman, le film est aujourd’hui, en plus d’une référence majeure de la guerre de Sécession au cinéma, l’un des titres les plus fameux de son coréalisateur et acteur vedette Buster Keaton.


Acteur dès son plus jeune âge, de cabaret d’abord puis de cinéma – où il débute dans l’ombre imposante de Roscoe Arbuckle –, Buster Keaton prend son envol en 1920, année durant laquelle il devient désormais la vedette de ses films et surtout fait ses débuts de metteur en scène. Pendant plusieurs années, l’homme va alors mettre en scène et interpréter des personnages ingénus et gaffeurs mais courageux et romantiques (personnages au demeurant si semblables qu’ils seront pour nombre d’entre eux affublés dans les versions françaises de ses films du même pseudonyme – Malec), qui feront son succès auprès du public.


Passionné de trains, et désormais fort de nombreux triomphes en salles, Buster Keaton décide, sur les conseils de son partenaire Clyde Bruckman, d’adapter en 1926 le livre Daring and Suffering: A History of the Great Railroad Adventure du sergent William Pittenger. Ayant servi l’Union au cours de la guerre de Sécession (1861-1865), Pittenger a pour principal fait d’armes d’avoir participé au célèbre raid d'Andrews, cette action militaire qui, le 12 avril 1862, vit des volontaires de l’Union Army (militaires au demeurant dirigés par le civil et agent de renseignement James J. Andrews, qui donnera plus tard son nom à l’opération) s’emparer d’un train confédéré, The General, puis le faire remonter vers le Nord en causant sur le chemin des dégâts considérables (notamment au niveau des ponts et des poteaux télégraphiques) à la principale ligne de chemin de fer des Confédérés, la Western and Atlantic Railroad.


Cette opération héroïque, cette Great Locomotive Chase comme appelée aux Etats-Unis, séduit Keaton, qui décide de s’en inspirer très librement pour en faire l’enjeu dramatique d’une comédie d’aventure dont il serait – une fois encore – la tête d’affiche : ce sera Le Mécano de la Générale. Ou les aventures de Johnnie Gray, mécanicien de la locomotive General pour le compte de la Western and Atlantic. Lequel a dans la vie deux amours : sa locomotive (d’abord) et la belle Annabelle Lee (ensuite). Lorsqu’un beau jour du printemps 1861 la guerre civile éclate, Johnnie souhaite, pour plaire à Annabelle, s’engager dans les rangs sudistes. Mais voilà qu’on lui refuse sa conscription sans explication aucune ! Considéré comme un couard et du coup rejeté par sa promise, pour qui il est inenvisageable dès lors de fréquenter un lâche, Johnnie se voit abandonné et humilié…


Jusqu’à ce qu’un an plus tard, des espions nordistes fassent main basse sur sa locomotive, enlevant par là même – quoiqu’involontairement – la belle Annabelle. N’écoutant que son courage, le désavoué Johnnie se lance alors à leur poursuite aux commandes d’un autre train, bien décidé à sauver sa locomotive et sa promise chéries… et se retrouve bientôt en territoire ennemi.


Nous n’en dévoilerons pas plus sur l’intrigue, mais préciserons toutefois que les nombreuses péripéties vécues par le protagoniste vont rapidement s’affranchir du fait historique pour tourner à la fantaisie la plus pure. Ne serait-ce que parce qu’il n’est pas question de conclure cette comédie comme s’est dans la réalité conclu le raid d'Andrews : tragiquement. Puisque, poursuivis par les forces confédérées, les membres de l’opération furent finalement capturés puis pour certains – parmi lesquels le meneur James J. Andrews – exécutés pour espionnage et sabotage.


Cette liberté d’adaptation comme de ton souhaitée par Keaton eut comme inconvénient de le priver de l’authentique locomotive General, qu’il souhaitait utiliser pour le film. Toujours debout et devenue une pièce historique d’envergure depuis le raid d'Andrews, la fameuse locomotive était en effet exposée dans la ville de Chattanooga, dans le Tennessee. Or, apprenant qu’il avait pour projet de réaliser une comédie, ses propriétaires refusèrent de lui louer. Qu’importe ! Keaton, soucieux de donner un maximum d’authenticité à son film, s’en dégotera une réplique, elle aussi équipée de chaudières à bois. Et trouvera une ligne de chemin de fer « à l’ancienne » où poser ses caméras pour le film.


D’une durée de trois mois et demi, le tournage sera – sans surprise ? – pour le moins mouvementé, entre de nombreux accidents et incendies occasionnés au passage et une explosion de son budget initial, pourtant déjà conséquent. Des rebondissements qui ne sont au fond que le prix de l’authenticité souhaitée par Keaton : en effet, tous les trains présents à l’écran sont des vrais (et non des maquettes) et roulent vraiment… y compris celui qui s’engage sur un pont incendié avant de le faire céder sous son poids puis de chuter dans la rivière (un plan pour le moins spectaculaire qui restera dans les annales comme le plus cher de l’histoire du cinéma muet) !


Une authenticité qui ne repose pas uniquement sur les trains employés à l’écran mais aussi sur la performance de Buster Keaton lui-même : ainsi, comme à son habitude, l’homme est acteur mais aussi cascadeur. Ici encore, Buster Keaton assure lui-même toutes ses cascades, y compris les plus dangereuses. L’acrobate qu’il est prend tous les risques devant la caméra et, pour Le Mécano de la Générale, n’hésite pas à courir sur le toit d’un train lancé à vive allure et à sauter d’un wagon à un autre ! De même, c’est lui qui s’assied sur une bielle en marche ou qui se place sur le pare-chocs de la locomotive en pleine course afin de libérer la voie des obstacles qui l’encombrent. Toutes les acrobaties, aussi dangereuses soient-elles, sont de son cru – même si, sur ce sujet très précis, le film n’est de loin pas le plus généreux de sa filmographie !


Evidemment, toutes ces cascades – aussi délirantes soient-elles – sont, comme il est de coutume chez Buster Keaton, réalisées avec le plus grand flegme par le bonhomme, dont le visage reste le plus souvent grave et impassible, ceci quelles que soient la gravité de sa situation et la teneur des enjeux. Même face à un péril mortel, l’impassibilité est souvent de mise : c’est ce qui fait, dans ce film comme dans ses autres de la même époque, tout le charme du personnage de Buster Keaton.


Menée tambour battant, cette aventure muette se vit naturellement en musique, et présente, à ce sujet, la particularité de faire l’objet d’une multitude de bandes originales – et donc d’autant de versions du film. Si, comme il était de rigueur à l’époque de sa sortie, Le Mécano de la Générale fut initialement diffusé dans des salles en présence d’un orchestre qui jouait en direct, le film a depuis fait l’objet de très nombreuses orchestrations. Dont une en 2004 (qui n’est même plus la dernière version en date et a déjà connu plusieurs successeurs – c’est dire à quel point le film inspire les musiciens !) par Joe Hisaishi, le compositeur fétiche de Hayao Miyazaki et de Takeshi Kitano. Une orchestration/version que l’auteur de ces lignes vous recommande !


Finalement, ce film sera, trente-cinq ans après sa sortie, celui dont Buster Keaton s’estimera le plus fier. Et si cette comédie dramatique et terriblement romantique fut un échec commercial qui précipita la chute de l’artiste, elle a depuis été réhabilitée pour être aujourd’hui considérée comme l’un des piliers de la filmographie de son interprète et l’une des références du cinéma burlesque.

ServalReturns
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le 28 févr. 2021

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