Ken Russell réalise le Messie sauvage (qui dès sa sortie passe quasiment inaperçu) un an après les Diables, deux ans après Music Lovers - dans sa grande période donc. C'est, avec Valentino, sa seule biographie d'un non musicien - et la plus ignorée.

Entrée sérieuse
Henri Gaudier (le Messie sauvage, c'est lui), biographie 1 : sculpteur, membre du courant vorticiste (qui se réduit en fait à Wyndham Lewis et à lui-même), mort à 23 ans, en 1915, en pleine grande guerre, d'une balle en pleine tête. Il avait accolé le nom de sa compagne au sien (Henri Gaudier - Brzeska) qui avait fait de même (Sophie Brzeska - Gaudier) afin qu'on puisse les prendre ... pour frère et soeur.

On voit immédiatement ce qui a pu séduire Russell dans l'histoire de Gaudier et de sa compagne : un couple très particulier, elle de vingt ans son aînée, pas belle du tout, insupportable - et surtout un couple s'interdisant toute relation sexuelle. Nombre de films de Ken Russell partent d'un constat aussi improbable, reprennent quelques éléments biographiques pour les tourner au délire.

Le problème, au début du film, c'est que Sophie Brzeska, et plus encore l'actrice chargée de l'incarner (Dorothy Tutin, grande actrice de théâtre, ici théâtrale à l'excès) est effectivement insupportable - hystérique, pleine de tocs, insupportablement bavarde, réellement exaspérante, ce qui rend la première demi-heure franchement éprouvante, d'autant plus que l'acteur principal (Scott Antony ?) est peu charismatique même si l'on entre peu à peu dans son mode d'interprétation.

Et puis, on pénètre dans le délire, dans un récit totalement allumé : arrivée d'un "sponsor" (assez gratiné) pour le sculpteur, repas branché entre artistes et spécialistes de l'art (assez odieux) et Gaudier s'affirme tel qu'en lui-même : la commande non tenue d'une sculpture (réalisée en catastrophe après le pillage d'une pierre tombale en marbre au cimetière ...), et la réponse immédiate de l'artiste qui apporte directement la sculpture en la propulsant dans la vitre de la galerie d'art. Gaudier revendiquera d'ailleurs avec force son geste "artistique" : l'action, la performance (en ce sens il était très en avance) fait partie intégrante de l'oeuvre d'art. A partir de ce moment, on ne peut plus arrêter le train Russell, d'autant moins que la pénible a décidé de s'éloigner (un séjour prolongé en France) et qu'à l'écran sa place est désormais occupée par Helen Mirren. Personne ne s'en plaindra.

Pause.
Cette critique tend à rester un peu trop sérieuse, encyclopédique etc et ne correspond pas tout à fait au délire de Ken Russell.
Pour quoi pas un titre surréaliste (qui a déjà pu intriguer un lecteur attentif) ?
Titre hors sujet évidemment - Le Messie sauvage n'a rien à voir avec la Russie, encore moins avec Eisenstein ou Tarkovski. Cela dit l'Automne à Pékin de Boris Vian ne se déroule pas à Pékin (ni en automne et on est encore plus hors sujet). Cela dit, la Russie, n'est pas tout à fait absente. L'héroïne,Sophie Brzeska débarque bien de Pologne (mais confondre Pologne et Russie, quelle hérésie ...) Et la grande Helen Mirren (actrice quasi débutante au cinéma, mais déjà très reconnue au sein de la Royal Shakespeare Company), née Yelena Mironova, d'un père issu de la grande aristocratie, n'est-elle pas d'origine russe ?

POTEMKINE, donc ?
Il n'y a aucun lien entre les deux films - en dehors du fait qu'ils proposent chacun une spectaculaire descente d'escalier, avec contre-plongée vertigineuse : sur un landau et un nourrisson dans Potemkine, sur Helen Mirren, dans un somptueux full-frontal, dans le Messie sauvage. Je crois que je préfère la descente d'escalier d'Helen Mirren.

Retour provisoire au sérieux.
Henri Gaudier, biographie 2 : il se rattache donc au courant artistique, créé par Percy Wyndham Lewis, dit du vorticisme. (danger, risque d'étalage de culture). Lewis est un personnage très singulier - écrivain et peintre assez remarquable, anarchiste et réactionnaire, brillant et sulfureux, nietzschéen borderline, grand ami d'Ezra Pound, lui-même poète illuminé, le seul prisonnier américain au terme de la seconde guerre mondiale. Le vorticisme tente la synthèse entre le cubisme, structuré mais trop statique et le futurisme, dynamique mais pas assez structuré. On retrouvera ces contradictions dans la démarche, et pêut-être dans la mort d'Henri Gaudier.

Mais Ken Russell ne disserte pas sur le vorticisme et ne ne semble d'ailleurs pas s'intéresser en priorité à l'art d'Henri Gaudier - même si celui-ci est pris, vers la fin du film (et de sa propre fin) d'une frénésie de sculpture.

Du film, on retiendra, comme toujours, quelques scènes, quelques images, délirantes, outrées, parfois belles. Beaucoup accompagnent le personnage d'Helen Mirren, décidément, qui évolue en quatre scènes de la suffragette déchaînée à la patriote définitive quand sonne le tocsin : son arrivée, peu discrète, qui enflamme (au sens premier) une rue londonienne; la scène de la boîte de nuit, dans un décor pop hyper kitsch, où elle lacère consciencieusement une reproduction (grandiose ...) de la Maja nue de Goya ; sa contre-plongée dans l'escalier.
On a aussi l'image de la carrière de pierres en surplomb de la plage, qui évoque là, irrésistiblement, Ken Russell lui-même et les murailles des Diables.

(parenthèse : on pourrait évoquer aussi Mon nom est Personne, puisque Gaudier raconte dans des termes presque identiques, mais bien avant, la fable de l'oisillon, de la vache, de la bouse et du renard avec sa triple morale. Mais l'origine de la fable remonte sans doute à bien plus loin.)

Henri Gaudier, biographie 3 : anarchiste absolu, antimilitariste acharné, déserteur et interdit de séjour en France (tout cela n'est pas évoqué dans le film), Gaudier s'engage quasi immédiatement dans l'armée française dès que la guerre est déclarée. Il s'y révèle ardent patriote et meurt d'une balle en pleine tête sur la position de Neuville St Vaast.Il avait auparavant écrit quelques lettres (citées dans le film), pour le moins déconcertantes, où il évoquait le côté ludique et esthétique de la guerre.

J'ai le sentiment que Ken Russell, dans son film délirant, a approché le sens de la mort de Gaudier. C'est un enfant, fasciné par l'action, l'art restant toujours inséparable de l'action. C'est aussi la philosophie des futuristes, la fascination pour le monde moderne, la vitesse, l'esthétique du mouvement ... la guerre (?) comme jeu et non comme manifestation patriotique, le risque ...

Et ROUBLEV dans tout çà ?

L'oeuvre de Tarkovski s'achève par l'exposition (avec apparition de la couleur) des oeuvres du peintre d'icônes. De la même façon, le Messie sauvage se termine par l'exposition dans une galerie, sous les yeux du public (et ceux de Sophie Brzeska en train d'y laisser la raison) de l'ensemble des oeuvres de Gaudier. On aimera ou non le caractère dynamique de celles-ci, les échos évidents à Rodin ou à la sculpture primitive, la persistance de la trace du travail sur les oeuvres, la question n'est pas là. Le mouvement tourbillonnant de la caméra réussit en tout cas à bien mettre en valeur les sculptures de gaudier. Jolie fin.

Et puis à partir d'un récit déconnant, allumé, pas toujours maîtrisé, Ken Russell parvient peut-être (malgré nous, sans doute pas malgré lui) à distiller, à suggérer une réflexion, aussi légère que profonde, sur la création artistique et sur l'amour fou.
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le 15 juil. 2013

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