La structure d'un film comme reflet de celle de notre conscience

Le Miroir, film le plus autobiographique du réalisateur Andrei Tarkovski, est une expérimentation cinématographique absolument singulière dans l'histoire du septième art. Je déconseillerai fortement de commencer ce cinéaste par cette œuvre à cause de son aspect strictement formel, qui pourrait éventuellement tronquer notre vision générale sur la filmographie de Tarkovski.


Il s'agit sans nul doute de l'un des films les plus compliqués à critiquer tant il s'adresse fortement à la subjectivité du spectateur par sa forme et ses thématiques principales. En effet, on retrouve ici des sujets abordés tels que le rapport à la mémoire, au souvenir, à la conscience, au temps, et tout cela s'entremêle continuellement jusqu'à faire exploser la structure même du film qui s'apparente à la manière qu'a notre conscience d'assembler des éléments différents. On n'est pas du tout en présence d'un film linéaire, traditionnellement, c'est tout l'inverse. Les repères temporels sont brouillés. On passe d'un souvenir à un autre, à un souvenir suivant mêlé de fantasme cette fois-ci, etc.
J'ajouterai que même si le film nous perd à de nombreux moments, cela est volontaire de le part de Tarkovski, il ne faut pas se sentir totalement frustré de ne pas tout saisir, c'est complètement normal et inscrit dans ce projet cinématographique.


Ceci explique l'une des difficultés centrales du film qui peut même devenir un véritable problème pour le spectateur visionnant le film pour la première fois, à savoir, que certains acteurs jouent plusieurs rôles différents sans que cela soit précisé en introduction. En fait, Tarkovski a vraiment l'ambition de construire son film à la manière de notre mémoire et de notre imagination, capables de fusionner deux visages, de brouiller les impressions physiques jusqu'à confondre des individus entre eux. A la fois c'est brillant et ambitieux, mais c'est parfois un peu rebutant, c'est du moins ce qu'il ressort comme impression au visionnage du film. On peut ainsi comprendre la symbolique du titre "Le Miroir", en comprenant ces éternels jeux de miroir dont nous sommes capables, créant ainsi illusions, rêves, brouillages de pistes tout en trouvant la possibilité de finalement les matérialiser, comme Tarkovski s'y essaye à travers le travail de l'image.


Lorsque je disais précédemment que ce film est très autobiographique, c'est que l'on retrouve des souvenirs très proches de la biographie d'Andrei Tarkovski, mais cela se vérifie aussi par la présence de sa mère, de sa femme, et des déclamations poétiques de son père en voix-off. De toute évidence, Tarkovski a la prétention de transformer de nombreux éléments pour accoucher d'une œuvre artistique mais cela me semblait important à mentionner tout de même car il me semble que ça joue énormément sur notre appréciation de l'œuvre. Certains y verront sans doute quelque chose qui ne tend pas suffisamment vers autrui, et c'est d'ailleurs mon ressenti pour certaines courtes séquences qui m'échappent complètement. Effectivement, je m'en suis davantage rendu compte à mon deuxième visionnage du film, à savoir que les passages qui s'étendent entre les minutes 60 et 90 m'ont un peu ennuyé à titre personnel. Je les trouves moins marquants, moins touchants, moins intéressants. Ils me sont trop étrangers et je n'y peux pas grand chose car tout cela reste très subjectif.


L'ouverture de ce film est grandiose et annonciatrice d'un fil rouge du film : le langage.
On explore donc l'incommunicabilité entre les êtres humains, avec l'idée que les mots ne suffisent pas à dévoiler le contenu de conscience avec précision. On passe alors par la déclamation poétique en voix-off et le travail de l'image pour suggérer ces problèmes vécus à travers une conscience isolée. On retrouve cette même interrogation sur l'importance du langage à l'échelle de la nature cette fois-ci, et non plus uniquement à l'échelle humaine. C'est notamment le cas lorsqu'un des personnages du début rencontre cette femme qui attend son mari, assise sur une barrière en bois, se demandant si les arbres, les plantes, en résumé, le végétal, est lui aussi capable de communication.


Tarkovski a aussi la grande ambition de montrer que l'histoire particulière d'un individu n'est jamais sans rapport avec le général, elle peut donc être incluse dans le mouvement de la grande histoire. C'est en comprenant cette idée que l'on y voit plus clair dans les intentions de Tarkovski lorsque celui-ci mêle étrangement les archives historiques de la guerre mondiale (par le travail du montage) avec l'histoire de l'enfant. L'individu n'est jamais séparé de la multitude car l'histoire et le devenir de l'humanité nous importe, et nous pouvons même en être des acteurs évidents.


Concernant à un autre aspect technique formel qui n'est plus basé sur la structure du film mais sur l'esthétique, on peut dire qu'il y a des plans à couper le souffle, évidemment. Le talent esthétique de ce cinéaste n'est plus à démontrer. Il manipule aussi bien le noir et blanc que la couleur avec une virtuosité qui n'a que peu d'égal dans l'histoire du cinéma si ce n'est des monuments tels que Kubrick, Bergman, Antonioni, etc. Ainsi, de nombreuses scènes nous reviennent aisément en tête, que ce soit le visage de l'actrice Margarita Terekhova sous différents angles, comme cette maison qui brûle lentement, ou encore le plafond tombant littéralement en ruines dans la maison et j'en passe. Tant de plans qui suggèrent, évoquent diverses interprétations possibles, ou simplement subliment des regards ou des moments douloureux vécus par une conscience particulière.


Enfin, ce film apparaît comme une réelle expérience cinématographique à tenter au moins une fois lorsqu'on s'intéresse au cinéma en l'appréhendant comme art. Il touchera certaines personnes au plus haut point sur toutes les séquences, d'autres seulement sur certaines, et d'autres pourraient n'être touchées par aucune. Je finirai en disant que je comprendrais n'importe quel point de vue sur cette œuvre, tant elle se montre très spéciale et très personnelle dans son style atypique.

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le 14 mars 2021

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Tystnaden

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