Pour comprendre pourquoi Le monde est à toi fait tant de bien, il faut resituer l'état du cinéma dit "populaire" en France.


On parle ici d'un cinéma qui attire monsieur et madame tous le monde, fait pour plaire et, pourquoi pas, rapporter des millions d'entrées. Pas besoin de citer en détail les grands succès populaires français de ces dernières années, et encore moins de parler de leur qualité toute relative: d'autres l'ont fait mieux que moi et le continueront probablement.


C'est un fait un peu triste: ce qui marche en France vaut rarement le coup si on aime un tant soit peu le cinéma. Pour un Intouchables regardable, combien de films de Dany Boon et de Kev Adams qui pètent des records et des cerveaux ?
Mais ça, vous le savez: j'enfonce des portes ouvertes. Le plus problématique avec ce genre de films, c'est qu'ils alimentent une méprise malheureusement de plus en plus courante: grand cinéma et grand public ne sont plus compatibles. Autrement dit, il y a d'un côté ce que nous appellerons le cinéma de qualité (que d'aucuns nommeront cinéma d'auteur): fait pour plaire à un public de niche, « condamné » à être diffusé dans des cinémas plus confidentiels (Utopia, c'est toi que je regarde) et généralement grand privilégié des Césars. Et de l'autre côté, on aurait donc les films faits pour marcher et plaire au plus grand nombre, mais dont la qualité n'est pas la priorité de leurs créateurs. Une théorie pas complètement stupide et appuyée par de nombreux exemples que vous pourrez trouver sans difficultés. L'apparition du très contesté (et à raison !) César du public alimente encore cette séparation, ce fossé si insurmontable.
Pourtant, ce serait oublier que la séparation n'est qu'artificielle, alimentée par des films de bien mauvaise qualité et des clichés durablement implantés dans la communauté cinéphile.
Repère incontestable pour la diffusion d'un cinéma de qualité (constat à nuancer car tous les films y sont loin d'être bons), le festival de Cannes peut tout de même se targuer d'avoir des films variés dans ses sélections parallèles. Le monde est à toi est l'un d'eux, et autant dire que lorsque je m'y suis retrouvé devant, la surprise a été totale. Voir Romain Gavras arriver avec une telle bombe, ne s'embarrassant d'aucune morale superflue et hypocrite, ou même de bêtes effets auteurisants, a quelque chose d'indéniablement rafraîchissant. Car oui, Le monde est à toi est une bombe, une déflagration dans un cinéma français encore bien trop timide. Et surtout (parce qu'il faut bien que mon raisonnement mène à quelque chose), il est un film accessible et foncièrement plaisant.


Ne vous y trompez pas: je n'encense pas Le monde est à toi juste parce qu'il représente quelque chose qui me plaît. Le film de Gavras est surtout incroyablement bon et équilibré, et son écriture y est sans failles. On pense à beaucoup d'influences: Guy Ritchie, Tony Scott, Quentin Tarantino (pensez Jackie Brown !)...même le Scarface  de Brian de Palma y est explicitement référencé. Mais voilà ce qu'elles sont : des influences. Gavras a l'intelligence de ne pas s'y complaire, et même de les dépasser. Comme le génial Un prophète, le film assume et revendique une identité purement française, s'inspirant des grandes œuvres américaines surtout pour creuser son propre sillon. De la bo jubilatoire mêlant du Sardou et du Aznavour, au phrasé incompréhensible (souvent reproché aux films français !) de Cassel, Le monde est à toi est clairement un produit de son pays.
Plus encore, il est un produit de son époque. Une époque où de jeunes délinquants croient aux théories du complot les plus farfelues et se défoncent à longueur de journée ; une époque où les stations balnéaires les plus accessibles deviennent un lieu de débauche artificiel ; enfin, une époque où la paranoia et la peur du terrorisme sont tellement implantés dans la société qu'ils peuvent devenir un moyen à part entière (il faut voir Philippe Katerine crier à l'attentat en espagnol dans un bref passage hilarant !).
Sous couvert d'un divertissement au rythme implacable, Le monde est à toi dit en fait beaucoup de choses sans jamais sombrer dans la thèse bête et méchante. Co-écrivant le scénario avec Noé Debré et Karim Boukercha, Gavras agence un récit fort. Toute la partie qui concerne la transmission et les relations entre parents et enfants réussit à être assez touchante ; Gavras ne se cache pas derrière un cynisme de bas étage et compose quelques scènes très tendres (à l'image d'une scène avec Leklou et Adjani dans la piscine). Mais ne tournons pas autour du pot: Le monde est à toi est quand même (et surtout !) un roller-coaster totalement réjouissant. Un plaisir total et qui déborde de vie.


Gavras et ses co-scénaristes orchestrent un scénario à tiroir ingénieux et bien construit, multipliant les rebondissements sans jamais que le tout ne devienne confus. Les enjeux sont clairs, les personnages se complètent et chacun a un objectif et/ou une spécificité qui rend le film très riche.
Si le film n'est pas une comédie à proprement parler (l'appellation "film de gangster humoristique" correspond mieux), il reste extrêmement drôle et accumule les répliques bien pensées. On y rigole d'un peu de tout, du gros ventre de Karim Leklou à l'exploitation des migrants (!). Quand l'équipe de bras cassés fait partir le plan en vrille, le tout devient particulièrement jouissif: Gavras est maître de son récit et orchestre avec un plaisir non dissimulé ce grand n'importe quoi qui part dans tous les sens (mais sans jamais oublier son fil conducteur !).
Il tourne en dérision ses personnages mais jamais il ne les regarde avec arrogance, ce qui les rend très attachants. D'autant plus que le film peut se targuer d'avoir un casting tout bonnement génial qui s'éclate autant que son metteur en scène. Ah, il faut le voir, Vincent Cassel ! Sorte de cousin attardé de Mesrine, son personnage mutique et mélancolique fait sourire et s'avère être l'une des plus belles trouvailles du film. Bien sur, Adjani est radieuse en mère castratrice. Et Philippe Katerine et François Damiens amusent dans des prestations décalées dont ils ont le secret (François Damiens fait du François Damiens mais c'est bien pour ça qu'on l'aime).
L'intelligence de Gavras a été de mêler ces acteurs chevronnés à une nouvelle génération bien prometteuse. Acteur qui ne demandait qu'à exploser, Karim Leklou crève l'écran et compose un personnage instantanément attachant. Oulaya Amamra n'est pas en reste et impose un charisme plutôt enthousiasmant, sachant gérer un personnage aussi fort que fragile.


A ce titre, son pétage de plomb final dans les vestiaires de l'Aquasplash est étonnement crédible et puissant.


Gavras prenant soin de ne rendre aucun de ses personnages banal, même les rôles secondaires sont gâtés. Notons un Sofian Khammes hilarant dont on aurait aimé un plus grand temps d'apparition, et l'interprétation toute aussi drôle de Mounir Amamra et Mahamadou Sangare dans le rôle de deux racailles gentiment déglingués. Tout ce beau monde est ainsi jeté dans une intrigue qui ne faiblit jamais, conjugué à la maîtrise de Gavras derrière la caméra. Esthétisée sans jamais être purement formaliste, sa mise en scène toujours bien pensée se marie bien au sujet et joue la carte de la dérision dans des moments "clipesques" marquants. Gavras se permet même des petits apartés réjouissants, jouant avec les formats pour représenter les rêves des personnages.
Si on y ajoute un rythme impeccable et une bo composée par Jamie XX et Sebastian qui s'avère être un petit régal, les 1h41 passent comme une lettre à la poste.


Le monde est à toi est un film qui a tout pour lui : à la fois grand film populaire et proposition de cinéma réjouissante, l'oeuvre de Gavras est une vraie bouffée d'air frais. Jamais le film ne se prend pour autre chose que ce qu'il est, et jamais il ne prend ses spectateurs pour des imbéciles. C'est ce qui le rend grand et mémorable : son humilité qui se marie parfaitement à une totale générosité, alliée à un scénario vertigineux et à un casting mémorable. De quoi devenir culte ? C'est tout le mal que je lui souhaite.
Le grand cinéma et le grand public sont encore compatibles. Gavras vient d'en fournir la preuve éclatante. Donc foncez voir ce film. Faites-le marcher. Car après tout, le monde est à vous, autres spectateurs.

sparowtony
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le 21 août 2018

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Anthony Douceau

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