Qui savait que Werner Rainer Fassbinder (1945-1982), connu pour ses mélodrames distanciés (Le mariage de Maria Braun, Lili Marleen, Querelle) avait tourné un film de science-fiction? Peu de monde assurément puisque Le Monde sur le fil, paru en 2010 aujourd'hui dans une belle édition numérique, n'avait passé que deux fois à la télévision allemande, en 1973 et en 1976. Produit par la WDR, ce téléfilm en deux parties fait donc figure d'OVNI oublié dans la production pléthorique du réalisateur allemand (plus de 40 titres en 13 ans). Heureusement, grâce à la Fondation Fassbinder, on peut désormais apprécier cette oeuvre étonnante qui préfigure de futurs classiques de la S.F. tels que Truman Show, Matrix ou encore Existenz. Le Monde sur le fil est une adaptation d'un roman de Daniel F. Galouye paru en 1964, Simulacron 3, l'un des premiers à traiter d'un monde simulé par ordinateur. Le film commence de façon sibylline. Nous sommes dans les bureaux de l'institut de recherche en cybernétique et futurologie dont le directeur des recherches, le professeur Vollmer, semble particulièrement perturbé. «Je sais quelque chose que tu ne sais pas», dit-il à son assistant, le Dr Fred Stiller, avant de mourir dans de mystérieuses conditions. Stiller est nommé à la tête du projet Simulacron, un programme de simulation d'événements sociaux qui a permis de créer un monde composé de personnages en tous points semblables à des êtres humains, mais qui vivent sans le savoir dans une réalité virtuelle. Déjà perturbé par la mort de Vollmer, Stiller (magnifiquement interprété par Klaus Löwitsch, star de la télé surnommé le «James Bond allemand») l'est encore plus lorsqu'il assiste à la disparition du chef de la sécurité, volatilisé sous ses yeux. Mais autour de lui, personne ne semble se souvenir de quoi que ce soit et l'article qui relatait l'événement a disparu des pages du journal sans que l'on comprenne comment.
Entièrement tourné à Paris, dans des galeries marchandes et dans les nouveaux quartiers de la Défense, Le Monde sur le fil est donc à la fois un thriller paranoïaque dans l'air de son temps (on pense aux Trois Jours du Condor ou à Conversation secrète), une histoire d'amour décalée comme les aime Fassbinder entre deux êtres marginalisés et un film de science-fiction visionnaire qui convoque la philosophie grecque au chevet d'un monde manipulé par des machines au service exclusif de l'argent et du pouvoir.
Mais au-delà de l'évidente parabole politique, le réalisateur aborde aussi une réflexion plus profonde sur «la question de la conscience réelle, de la perception de sa propre condition», comme il l'écrivait lui-même dans ses notes de préparation. De la métaphysique dans un téléfilm, il fallait être Fassbinder pour oser! Et le moins qu'on puisse dire c'est qu'il s'en est brillamment tiré: au bénéfice d'une impeccable restauration, Le Monde sur le fil n'a pas pris une ride. Avec un minimum de moyens (le film a été tourné en 16 mm), sans gadgets ni effets spéciaux, le réalisateur parvient à transcender les limites d'une histoire par ailleurs extrêmement divertissante et à créer un univers plastique d'une grande beauté. Jouant sur la profondeur de champ, multipliant les effets de miroir et les cadrages sophistiqués et aidé par une pléiade de formidables comédiens, il laisse un film qui trouve aisément sa place aux côtés des réussites européennes du genre, entre Fahrenheit 451 de Truffaut, Alphaville de Godard, Je t'aime, je t'aime, de Resnais ou Solaris de Tarkovski.