Henri-Georges Clouzot réalise un film très audacieux ! Audacieux, et original, tant il pousse son concept à l'extrême... Malheureusement, je suis quelque peu passé à côté ! Malgré sa courte durée le film m'a totalement ennuyé. Et pourtant, paradoxalement, il m'a beaucoup intéressé, car force est de constater que c'est un grand film, qui pose beaucoup de question sur l'art, sa création, son activité, son origine.


Clouzot ici nous parle exclusivement d'activité artistique finalement. Comme il l'annonce en début de film, c'est en contemplant les mouvements de pinceaux d'un peintre qu'on peut capter sa réflexion, l'entrevoir au moins. Le peintre réfléchit quand il peint (ou dessine), on peut donc pénétrer le processus créatif d'un génie en le voyant à l'oeuvre ! Cela pose plein de question d'ordre philosophique finalement : l'art, est-ce une action, ou est-ce une réflexion ? L'art, est-ce prémédité, ou spontané et intuitif ? Si on tourne la chose en dialogue socratique, ça reviendrait tout simplement à se demander : qu'est-ce que l'art ? Et que nous apprend son processus créatif ?


Kant, dans sa Critique de la faculté de juger, nous apportait déjà des éléments de réponses intéressants (§43 me semble-t-il). Il n'aborde pas l'art au sens des Beaux-Arts, mais au sens de la tekné, de la technique donc. Pour qu'il y ait art, il faut qu'il y ait représentation, et donc l'art n'est pas de l'ordre de la nature : l'art est bien une action humaine volontaire, le produit d'une réflexion rationnelle, d'une représentation qui précède la réalité. Clouzot ici, qui nous fait son Cas Picasso après que Nietzsche nous ait fait son Cas Wagner, nous propose d'assister à cette réflexion rationnelle à travers le coup de pinceau de Picasso. Et si le concept, totalement expérimental, est totalement saisissant lors des 10 premières minutes (lors des deux premières toiles en fait), il devient lassant petit à petit. Clouzot est très exigeant avec son spectateur, il pousse le concept jusqu'au bout, il ne se préoccupe pas du rythme, il se préoccupe seulement de son idée d'origine : pénétrer la rationalité de l'artiste dans son processus créatif. Et forcément, ça a ses limites en terme de rythme. Mais je pense que Clouzot a eu raison d'être jusqu'au-boutiste, car son oeuvre est réellement intelligente... mais très ennuyeuse, d'autant plus que je ne suis pas un très grand fan de Picasso. Et que certaines toiles, bien qu'intéressantes, restent des toiles mineures du peintre. Au début, Clouzot nous dit que ça aurait été génial d'être dans l'esprit de Mozart l'espace d'un instant, pour comprendre son cheminement artistique, car c'est un génie. Picasso aussi, mais nous n'assistons pas forcément à ses oeuvres les plus géniales, et c'est peut-être une des limites du film, on ne voit pas Picasso qui peint spontanément Guernica, forcément. Et puis j'avais une petite impression parfois d'un processus sous contrainte, comme si Picasso peignait à la demande, notamment lors de la petite mise en scène où Clouzot ne peut le filmer que 5 minutes et que Picasso doit faire une toile dans ces délais là. En soi, ce genre de défi, ça me fait un peu penser à l'oulipo en littérature, ce n'est pas dénué d'intérêt : mais est-on encore dans l'art à ce moment là ? Certainement, après cela dépend des conceptions... Mais dans la mesure où l'art est une action rationnelle, issue d'une réflexion préalable, avec pour but une représentation, alors oui, cela reste de l'art. Un peu sur commande certes, mais après tout, la plupart des grands génies de la peinture ou de la sculpture avaient des mécènes, et dirigeaient des commandes. L'art a toujours eu ce côté mercantile, ou intéressé, ce côté où l'on se met des contraintes, où l'on repousse les limites de l'art le plus loin possible. C'est ce qui a permis l'essor de l'urinoir de Duchamp, ce qui a permis Manzoni... Et si je ne suis pas forcément fan, cela reste de l'art, les réactions des contemporains le prouvent d'ailleurs. On repousse à chaque fois la frontière de l'art un peu plus loin, et on se rend compte que l'on a toujours pas réussi à répondre précisément à la question : qu'est-ce que l'art ? La seule chose que l'on peut dire, assurément, si l'on partage la conception kantienne de l'art en tout cas, c'est que l'art résulte d'un processus, d'une activité.


Après, ces quelques scènes de "mise en scène" sont malgré tout intéressantes, Clouzot, finalement, se met lui-même en scène en train de diriger son propre film et de diriger Picasso. Une sorte de mise en abîme du film lui-même, ce qui fait que Clouzot double son propos : la réflexion sur le processus créatif ne concerne pas seulement la peinture, mais le cinéma lui-même. Et si la peinture, c'est l'art de la couleur, le cinéma, c'est l'art du montage, et Clouzot nous le montre bien. Je dois avouer avoir été un peu plus séduit par ces séquences, trop peu nombreuses à mon goût. Mais c'est follement intelligent. Si on pénètre le processus de Picasso, on entrevoit aussi le processus de Clouzot, même si c'est moins extrême forcément (si Clouzot avait également été extrême concernant le processus créatif du cinéaste, il nous l'aurait également montré dans la phase du montage, le moment où le cinéaste réfléchit le plus peut-être, comme lorsque le peintre peint).


C'est un film qui croit en lui-même, qui va jusqu'au bout de son propos, et rien que pour ça, c'est un grand film. Et un film important sur l'histoire de l'art. Malheureusement, je me suis copieusement ennuyé ; mais en soi, rien est à jeter. Il faut des films audacieux, et l'oeuvre de Clouzot en fait partie. Comme dit Danton : "De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace ! "

Reymisteriod2
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le 28 nov. 2019

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