Après quelques minutes d’un prologue, aussi réussi que confus, je me suis transporté 40 ans plus tard, avec David Lean et sa route des Indes – une voix off, très grave, celle d’un interlocuteur imposé, un Européen bien intégré en terre indienne, mais difficile, des montagnes immaculées et battues par les vents, un palais de courants d’air, désert, ouvert aux quatre vents, aux salles immenses et curieusement comme neuves, une vieille folle pour gardienne, un général indien de l’armée des Indes, plus britannique que les Britanniques , bariolé, décoré comme un sapin de noël, des fresques très érotiques, des villageois très indifférents, un à-pic vertigineux, au sommet de la montagne, un saint homme, un anachorète perché silencieux et immobile, et enfin ce fameux interlocuteur contraint, buriné, vêtu d’un mini short, de sandales et d’un chapeau quasi tyrolien, chevauchant un poney bien plus petit que lui …

Un peu plus tard, le bruit des cloches de la nouvelle mission (installée dans le fameux palais et sur le fameux à-pic) est presque couvert par le souffle des trompes tibétaines, des espèces de didgeridoos en cuivre rutilant.

On sent que l’installation ne sera pas aisée.

LA ROUTE DES INDES

Comme une intuition et avec des échos presque évidents – ici et là des femmes découvrant un univers à la fois fascinant et inconnu, avec les mêmes menaces représentées ici et là dans les fresques érotiques des temples (qui à chaque fois apporteront le trouble), dans les deux films un Européen u n peu mystérieux, solitaire, avec un pied dans les deux mondes, dans les deux films un vieux sage en référence – mais passablement différents toutefois : interprété de façon très caricaturale (par Alec Guiness !) et très bavarde chez David Lean, totalement mutique et immobile sur son sommet, à peine entrevu à deux ou trois reprises, dans le narcisse noir.

En réalité la route empruntée, comme les magnifiques décors du film, l’Himalaya en studio et les rhododendrons pour forêts exotiques et polychromes, est un trompe l’œil – et l’Inde présentée (avec au plus deux acteurs indiens dont le fameux anachorète qu’on verra à peine) est une Inde totalement fantasmée – avec danseuse orientale (Jean Simmons, d’ailleurs excellente !) et villageois réunis autours des tamtams, à la façon des westerns.

Les Indes vraiment ?

LA CONQUETE DE L’EVEREST
(ou LA CHUTE L’EMPIRE BRITANNIQUE)

Faux problème. Il ne s’agit certes pas des Indes traditionnelles, mais d’un lieu tout aussi révélateur, une sorte de Hurlevent de solitude et d’altitude – qui va tout aussi bien démontrer l’incapacité des occidentaux à vivre autrement – car les nouvelles arrivantes ne vont pas résister à l’ivresse des cimes.
Par delà l’opposition irréductible entre vertige, désir et organisation parfaitement réglée, et toute la tension de plus en plus palpable qui va s’installer, on peut tout de même s’interroger sur la confusion, voire sur les incohérences d’un scénario qui semble partir dans toutes les directions, voire même nulle part : pas vers les Indes assurément, avec des personnages posés initialement comme essentiels mais que l’on verra à peine (le fameux ermite), ou qui sortiront très vite du récit (le prince, fils du général et la jeune rebelle), ou très difficiles à situer (Dean, le relais entre les deux mondes, sorte de compromis entre Indiana Jones et Robin des Bois), ou encore assez insupportables (la gardienne folle) …

Il y a bien une clé – le Narcisse noir constitue une transposition de la fin de l’empire britannique.

Les nonnes n’atteindront jamais l’Everest, pourtant si proche du couvent sous le vent. D’ailleurs, à cette date, la montagne sacrée n’a pas encore été conquise – ce sera dans cinq ans, et on ne saura d’ailleurs jamais qui du Népalais Tensingh ou de l’occidental Hillary aura atteint le premier le sommet. Ici on assiste plutôt à l’échec d’une conquête et à la fin d’un empire. Et le discours proféré par Pressburger et Powell, très contrôlé, peut sembler de façon contradictoire, à la fois aigri ou lucide.

Les nonnes viennent pour apporter la civilisation, l’instruction et la santé, l’école et le dispensaire,

Les villageois, très indifférents, ne viennent que parce qu’ils ont été payés ; et ils cesseront rapidement de venir,

Par contre, ils passent régulièrement devant le palais-couvent, sans le voir, pour aller porter des offrandes au vieil ermite ;

Et le vieux sage, toujours muet et immobile, ne quittera à aucun moment son sanctuaire en surplomb ; une autre approche du monde (celle de Gandhi ?), inaccessible aux Européens ? Et le long monologue de Sœur Clodagh /Deborah Kerr), déplorant de ne pas avoir pu faire partir le vieil homme, face à un Dean (David Farrar, très bon) silencieux, est en réalité un long discours très politique.

Le prince (Sabu, seul acteur indien un peu valorisé par le film) et la jeune fille rebelle (Jean Simmons), dont on attendait qu’ils apportent le trouble au sein du couvent, finissent en fait par partir rapidement ensemble – non sans que le prince, peu reconnaissant, ait profité quelques temps de l’éducation britannique. Les Indiens, avec les Indiens.

Tous ces éléments, très dispersés, finissent ainsi par s’emboîter et à la fin on sent bien que les nonnes n’auront plus qu’à plier bagages.

LE GENIE DES ALPAGES

Le traitement formel du Narcisse noir est magistral – comme si chaque image, chaque mouvement de caméra, avaient été réfléchis, composés et surcomposés.

Les couleurs d’abord, en technicolor flamboyant (en 1947 !), du blanc immaculé, presque palpable , des neiges, mais aussi des aubes et des cornettes au rouge écarlate des décors mais aussi des robes et des lèvres, au doré, et à un multicolore explosant régulièrement sur l’écran,
Les décors extraordinaires, la chaîne de l’Himalaya en trompe l’œil, en panneaux peints, avec, parfaitement maîtrisées, de fausses perspectives et une profondeur de champ également en trompe l’œil,
Des travellings plus que prenants, comme le long parcours de la religieuse entre la chapelle, les escaliers, les couloirs et les cellules, dans une pénombre très hostile,
Le contraste saisissant entre les lumières éclatantes et les clairs obscurs très picturaux, entretenant tension et mystère,
Les plongées et les contreplongées vertigineuses dans la chapelle ou plus encore autour de la cloche,
Les gros plans et les très gros plans creusant les visages, de la sérénité à la sévérité et à la folie.

LES POULES DU COUVENT COUVENT

Ou plutôt - le feu couve lentement sous la cendre.

Car le Narcisse noir n’est pas seulement une extraordinaire performance formelle, encore moins un plaidoyer politique. C’est aussi un vrai film d’aventures qui le temps d’un quart d’heure sidérant explose entre tension érotique et épouvante. On n’oubliera pas la fuite dans la neige, les espionnages à distance, les visages à peine éclairés et le masque défait de sœur Ruth (Kathleen Byron), sa chevelure de harpie et son regard révulsé.

Dans l’affrontement des deux sœurs, très belles, il y a peut-être un combat intérieur, « ne nous laissez pas succomber à la tentation », comme si elles ne formaient qu’un seul et même personnage, avec les mêmes réminiscences de jeunesse, d’homme, d’espoir et d’abandon (mais seuls les souvenirs de Ruth sont traduits en images, ceux de Clodagh en restent au stade des mots). L’affrontement passera par l’abandon des vêtements religieux, par le dégagement des cheveux, la robe au rouge extrême, les bottines, le rouge sur les lèvres, l’offrande évidemment rejetée par l’homme, le combat à mort et la chute dans l’abîme. Vade retro, Satanas.

On peut, pour se détendre, songer à une chanson de Brassens (à peine hors sujet) :

« Pas plus d’accroche-cœur sous la blanche cornette
Que de queue de cheval mais un crâne tondu.
(…)
Et les enfants de chœur (le spectateur évidemment, nous) branlant du chef opinent. »

Il ne reste plus à la mousson, juste au moment du départ des sœurs, qu’à nettoyer tout cela …
pphf

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