Trouver un axe pour adapter le roman foisonnant d’Umberto Eco n’était pas chose aisée. Certes, la trame principale possède un potentiel cinématographique indéniable mais celle-ci cache un roman historique complexe aux thématiques humanistes puissantes, qui puise sa richesse dans la multitude de ses digressions. La foi, la compréhension de l’autre, l’obscurantisme, le déterminisme, la place du savoir dans nos sociétés, la justice, sont autant de sujets décortiqués et réfléchis par Eco dans le roman.
Si on ajoute à cela la pléthore de personnages, tous assez développés, et les descriptions très érudites sur le décor (historique) et les décors (architecturaux), on a là un authentique pavé littéraire dont l’accrocheuse enquête policière n’est finalement qu’une facette parmi d’autres. Dès lors, la question de l’adaptation est particulièrement retorse.
Peut-on réellement tirer un film fidèle d’un livre dont les nombreux détours sont les principaux atouts ? Peut-on injecter tant de richesses thématiques et historiques dans un long-métrage de deux heures sans accoucher d’un aliment indigeste et boursouflé ?
La réponse est non, forcément.


Et cela tombe bien parce que c’est exactement ce que Annaud ne fait pas.
Car Jean-Jacques lui, il a quelque chose de bien plus adéquat pour faire un bon film : un sens merveilleux de la mise en scène.
Lorsqu’il a lu Le Nom de la Rose, Annaud semble avoir vu autre chose que la plupart des gens. Quelque chose d’horrible. Car, du roman d’Eco, Annaud a retenu la déviance généralisée, les flammes qui carbonisent les corps des simples d’esprit, les pulsions sexuelles qui grondent en sourdine, les palabres hallucinées des moines hystériques.


Annaud a donc réuni un casting de trognes impayables - mais regardez-moi ces images de casting sur la fiche Senscritique - et les a balancé dans une abbaye pervertie par le vice et la convoitise.
Attention, le film n’est à aucun moment une déformation du roman ; Annaud et son équipe ont simplement trouvé une des nombreuses perspectives offertes par le livre et s’y sont tenus jusqu’au bout. De plus, la réflexion sur l’accessibilité au savoir et les conflits historiques sont toujours présents, même si le tout a logiquement été considérablement simplifié.


Mais Le Nom de la Rose version filmée, c’est avant tout une vision glauquissime du Moyen- ge. Une vision où un enfant entend les moines si érudits se flageller dans la chambre d’à côté, où les figures emblématiques du franciscanisme cachent à peine leur appétit pour les jeunes hommes, où les innocents et les coupables sont soumis aux mêmes flammes sans la moindre preuve.
L’abbaye et ses différentes atmosphères sont parfaitement rendues. Annaud se détourne clairement de l’aspect fastueux parfois explicité par Eco dans son roman et filme un sanctuaire réaliste, rugueux et souvent oppressant. On se sent à l’étroit dans ces chambres exiguës et sales. On n’ose pas péter un mot dans ces banquets austères où seules les bougies éclairent l’obscurité. Et je ne parle même pas de la crypte et ses syndromes de Stendhal, qui ont sans doute pas mal inspiré Chris Columbus pour le bric-à-brac d’Harry Potter 2.


L’arrestation de Remiggio de Varagine est un excellent exemple de la qualité des choix d’adaptation.
Dans le livre, l’homme condamné se fend d'un long monologue où il crache sur les hommes d’église et loue sa vie de barbare. Une scène formidable mais forcément trop longue pour être présentée telle qu’elle.
Annaud opte donc pour une séquence plus brève mais dirige magnifiquement bien son acteur, qui livre une prestation possédée où les yeux écarquillés font l’effet de mille mots.
La scène est donc parfaitement adaptée au cinéma et Annaud capte avec beaucoup de justesse la folie de cet homme prêt à tout pour éviter les sévices de l’inquisition.


Et cette intelligence dans l’adaptation, on la retrouve partout. Dans le livre, la bibliothèque est un labyrinthe dont l’agencement des pièces répond à un code énigmatique. Annaud évacue complètement cet aspect cérébral et pas très visuel pour faire de la bibliothèque un pur décor de cinéma inspiré des peintures d’Escher, avec des escaliers qui débordent de partout et une distance impossible à appréhender.
Bingo, c’est désormais un des symboles les plus emblématiques du film. Bon choix donc, non ?


La réalisation d’Annaud est donc souvent brillante, à la fois sobre et discrètement dérangeante, mais la direction d’acteurs impressionne également.
Sean Connery est parfaitement à son aise dans son rôle de mentor-enquêteur improbable tandis que le reste du casting est tout simplement impeccable, que ce soit Perlman dans son rôle tragique de bossu polyglotte ou Slater, parfait en Adso vulnérable et naïf.


J’en ai déjà parlé mais je ne peux que revenir sur la galerie impressionnante de visages étranges qui peuple ce long-métrage. Rarement des seconds couteaux auront eu un rôle aussi important dans l’identité et l’ambiance d’un film. Le corps pâle de Bérenger qui se fouette, le regard bien trop long de Ubertin ou la diction sèche de Malachie sont autant d’éléments reconnaissables et immédiatement prégnant qui participent grandement à la singularité du tout.
Si le film sortait aujourd’hui, avec ce budget, jamais les moines ne ressembleraient à ça. Non ? Vous ne me croyez pas ? Il suffit pourtant de jeter un œil à l'adaptation télévisée réalisée en 2019, lisse et soyeuse comme un appartement bien rangé, pour s’en convaincre.


Certes, tous les choix d’Annaud ne sont pas parfaits. Le contexte est peut-être un peu trop allégé et la réunion pontificale occupe une place trop secondaire. Je regrette également que l’histoire sanglante des Dolciniens soit si fortement écartée de l’intrigue tant elle me paraît importante et très cohérente avec l’atmosphère mise en place par l’équipe du film.
Une autre scène, assez anecdotique mais tout de même forte, n’est pas présente : il s’agit de l’interrogatoire de Venantius où il avoue avoir croisé le fantôme damné d’Adelme juste après son suicide. C’est une séquence assez mineure mais qui en dit beaucoup sur l’état de superstition des lieux car Adelme n’était en réalité pas mort à ce moment-là et c’est Venantius qui a cru voir un spectre. J’aurais vraiment apprécié voir Annaud réinterpréter ce petit passage.


Cependant, Le Nom de la Rose reste à mon sens une excellente adaptation, en plus d’être un des films les plus importants sur le Moyen- Âge. D’ailleurs, je serais bien curieux de trouver d’autres films se déroulant à la même période et cernant si bien cette atmosphère de superstition...Si vous avez des conseils, je suis tout ouïe !


Note : Je me suis aperçu lors de l’écriture de la critique que nombre de points rejoignent le propos de la vidéo du Fossoyeur. Tant pis hein, seule la récente lecture du livre et le plaisir de revoir le film m’ont motivé à gratter ce p’tit papier alors je ne vais pas me priver hehe !

Newt_
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le 25 nov. 2020

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Newt_

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