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Le Nouveau Monde: le mythe occidental à l'état pur

Dans son film Le Nouveau monde, Terrence Malick nous présente sa version d’un récit qui, loin de reconstruire des faits d’une histoire vécue, glisse intégralement dans l’univers du mythe. C’est l’histoire de Pocahontas, princesse indienne, et de son amour pour un conquérant britannique, le soldat John Smith.
À première vue, le film de Malick rappelle beaucoup cette autre fresque historique livrée par Ridley Scott, 1492 : Christophe Colomb, mais à bien des égards, il est encore plus proche des films de Steven Spielberg, La liste de Schindler et Amistad, ou même du roman de Daniel Defoë, Robinson Crusoé, publié en 1718. C’est qu’il manipule le récit et les personnages avec la même liberté que n’importe quel bricoleur de mythes dans n’importe quelle tribu, et vient ainsi reformuler l’un des principaux mythes fondateurs de l’Occident conquérant . Il s’agit du mythe de la construction unilatérale du monde par un Occident-sujet, le mythe de l’appropriation d’un monde-objet qui inclut les autres « humains » découverts au gré de ses conquêtes. Il suffit queL ce soit Robinson qui raconte « l’Histoire » pour que Vendredi soit baptisé et approprié au même titre que n’importe quelle créature apprivoisée.
Dans Le Nouveau monde, on pourrait croire que l’histoire d’amour va créer un pont entre deux sociétés, deux univers. Pas du tout. La princesse semble jouer ce rôle mais en réalité, elle sera totalement avalée et digérée par le monstre occidental, jusqu’à la dernière parcelle de son âme, sans que ce dernier ne voie sa propre réalité modifiée d’un iota. C’est qu’elle est, dès le départ et par la magie du choc amoureux qu’elle vit, extraite de sa communauté et conçue comme un être individuel – à peine plus qu’un corps –, un être qui serait en quelque sorte prédestiné à être assimilé par « la civilisation ». Au même titre que n’importe quel immigrant rêvé actuel, ou n’importe quel travailleur d’une maquiladora. Dès les premières rencontres des amoureux, c’est le soldat John Smith qui enseigne sa langue à la princesse et pas l’inverse. Peu à peu, la princesse est dépouillée de tout lien avec son peuple, jusqu’à être reniée par son père, et elle traverse tous les rituels de l’assimilation : le langage, le vêtement, l’alphabétisation, le mariage, jusqu’à la présentation à la cour du roi d’Angleterre. Après le départ et la prétendue mort de Smith, c’est un autre héros britannique, John Rolfe, qui achèvera le travail avec une patience et une grandeur d’âme qui incarnent à la perfection tout le prétendu fair play britannique déployé dans la construction du plus vaste empire colonial. En extrayant les dernières traces de son animalité amoureuse initiale, il complètera la métamorphose de la princesse, juste avant que la mort ne l’emporte dans cet état de grâce.
La vérité historique et ethnographique fournit l’alibi pour rassurer les fidèles que nous sommes, tout en nous trompant sur la nature du récit. On a recréé une société parfaitement fictive, où il y a un roi et une princesse, où des créatures simili-humaines poussent des cris plus souvent qu’elles ne parlent et affichent à l’année longue leurs plus spectaculaires peintures de guerre, et où l’héroïne pourra même porter des bas-jarretelles dignes d’une danseuse du Crazy Horse. Peu importe, on peut y croire et c’est bien là le jeu du mythe : grand mensonge sur le plan des faits, grande vérité sur le plan de la croyance qui s’attache quand même au récit, comme dans n’importe quel acte de foi. Dans Le Nouveau monde, on entendra même les plus beaux discours servant à justifier la conquête coloniale par le rêve d’une société meilleure…
Un mythe aussi important doit être raconté à répétition et sous des versions constamment renouvelées. Spielberg l’a aussi raconté, deux fois plutôt qu’une. Dans La liste de Schindler, c’est toujours un sujet occidental qui mène le bal et dont la grandeur est manifestée par son sauvetage des Juifs. Dans Amistad, les « humains » déclarés tels et affranchis le sont aussi par un pur effet unilatéral de la bonté du Blanc. Ils ne conquièrent pas leur liberté. Jamais n’a-t-on encore tourné une grande fresque cinématographique sur Toussaint Louverture, par exemple, ou d’autres de ces héros noirs qui ont eux-mêmes démontré, à n’importe quel prix, leur liberté, leur humanité et leur égalité. Et pourtant, l’histoire est là…
Dans cette cosmologie occidentale, il n’y a aucune place pour des cultures ou des sociétés diverses, puisque le mythe a justement pour fonction d’effacer cette diversité. « Les autres » sont des entités collectives – races, ethnies, tribus ou peuplades –, jamais de véritables personnes humaines dotées d’une culture propre. Pour le devenir, ils n’ont qu’un choix : traverser la membrane qui les sépare de Nous, sortir de la « géographie » où nous les avons découverts pour entrer dans l’Histoire que nous incarnons. Ils pourront alors s’insérer dans un rapport d’intersubjectivité mais s’ils choisissent de préserver leur identité et leurs liens communautaires, jamais ils ne pourront établir de lien interculturel. Toutes nos Chartes et nos Grandes Déclarations précisent fort bien les règles du jeu : des droits individuels mais aucune existence sociale, si ce n’est au sein de « la société » qui écrit les chartes.
Terrence Malick a déployé tout son talent pour réaffirmer les mythes de sa tribu mais il a manqué une belle occasion de contribuer à fonder un vrai nouveau monde.
DenisBlondin
8
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le 8 janv. 2018

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Denis Blondin

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