Le Poison est diffusé pour la première fois en 1945, soit douze ans après la fin de la prohibition aux États-Unis. L’alcoolisme continue pourtant de préoccuper les pouvoirs publics et les organisations conservatrices, même si la consommation moyenne des Américains croîtra encore dans les décennies suivantes. Billy Wilder cristallise les enjeux sociaux et sanitaires de cette accoutumance dans un film appelé à faire date, puisqu’il remportera notamment l’Oscar du Meilleur film et le Grand Prix à Cannes (l’ancienne Palme d’or).


Don Birnam est un écrivain désargenté ayant sombré dans l’alcool depuis six longues années. Le Poison narre l’un de ses week-ends où, au lieu de partir à la campagne avec son frère Wick et sa petite amie Helen, il part écumer les bars et noie son dépit, plus que jamais, au fond d’une bouteille. Ray Milland campe avec maestria ce « malade » aux promesses mensongères, incapable de rester seul sans retomber dans ses travers, connu de tout le voisinage pour son alcoolisme et ostracisé à cause de lui. Don est toutefois conscient de son état : dès les premiers instants du film, il devine ce qu’on pourrait penser de lui et de son frère, à savoir « l’infirmier et son malade ». Évoquer la maladie prend tout son sens dans la gradation proposée par le récit : on commence avec une bouteille pendant à la fenêtre, on passe aux cachettes secrètes (dans l’aspirateur, derrière le carrelage de la salle de bains, dans le lustre, etc.) et on finit dans un établissement médicalisé, avec une vision quasi cauchemardesque, impliquant toute une série de toxicomanes…


Entretemps, Billy Wilder aura donné cours à toute sa science pour restituer en images l’alcoolisme de son antihéros : des cercles de verres sur une table, une chute en vision subjective, un zoom sur un spiritueux, une séquence hallucinatoire avec souris et chauve-souris, des gros plans édifiants, une bouteille en surimpression dans un imperméable, dix dollars volés à une femme de ménage ou à une inconnue au cours d’une soirée et des tirades ne souffrant aucune ambiguïté – « il faut que je sache que j’en ai », « une sorte de maladie », « pourvu qu’il soit seul avec une bouteille de whisky, plus rien d’autre ne compte »… En vingt-cinq minutes et avant même un flashback donnant du corps au personnage, le spectateur appréhende déjà parfaitement la psyché fragile de Don Birnam et les problèmes induits par son penchant pour la bouteille.


Dans le flashback, l’écrivain raté prend peur en découvrant la respectabilité des parents d’Helen, elle-même journaliste au Time. Plus tard, on apprend que les autres locataires de son immeuble sont gênés par ses excès et que son frère le soutient financièrement à bout de bras, notamment en payant son loyer. Dans le bien nommé Le Poison, l’alcoolisme est exclusivement traité sous l’angle tragique, alors que la comédie était son réceptacle naturel jusque-là. L’œuvre de Billy Wilder est également intéressante à d’autres égards : pour sa manière de peindre la ville comme un personnage, pour la restitution partielle de son époque (les Noirs serviles dans les toilettes d’un bar, les bijouteries fermées pour Yom Kippour, la femme en soutien indéfectible de l’homme…) ou pour la mise en abîme qu’elle comporte (Don cherche à écrire un roman sur l’alcoolisme qu’il intitulera La Bouteille).


On pourra toutefois regretter un discours fléché, très moralisateur, et une musique parfois envahissante. Mais cela reste de l’ordre du détail comparativement aux qualités de mise en scène, de dramatisation et de caractérisation à l’œuvre dans le long métrage de Billy Wilder.


Article publié sur Le Mag du Ciné.

Cultural_Mind
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le 7 oct. 2019

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