Il y a 1,5 millions d'années, l'Homme s'est mis debout et a marché sur ses pieds. En fait, c'est surement une bêtise, ce que je viens de vous dire, puisque Homo habilis arrivait déjà à se mettre debout sans pouvoir parcourir de longues distances. Le premier qui réussit réellement à le faire, c'est bel et bien l'Homo erectus. L'Homme droit ou l'Homme debout ne se définit pas simplement comme tel : il est aussi celui qui a découvert le feu et s'en est servi. Ce que l'on oublie de dire à propos du feu, aussi, c'est que ce n'est pas forcément qu'une question de cuisson. En réalité, on rattache la découverte du feu avec les premiers contacts sociaux humains. Encore aujourd'hui, on se met autour du feu et on discute, or cette pratique date d'Homo erectus.


« Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu'elle a prescrites »


Pourtant, le nouveau film de Steven Spielberg est un long métrage sur la Guerre Froide qui opposa principalement les Etats-Unis et l'U.R.S.S. A l'époque, ce monde bilatéral est extrêmement anxiogène et se développe une psychose autour de l'arme nucléaire qui déclencherait une troisième guerre mondiale, mais l'avantage avec la Guerre Froide et de cette balance des pouvoirs, c'est que, comme dans un jeu d'échec, on peut anticiper les actions de l'adversaire. Cette bipolarité est en plus clairement représentée avec le mur de Berlin, séparant la RFA de la RDA. Tout d'abord, le travail de Spielberg consiste à conter ce qu'il y a de plus vrai lorsqu'il s'agit de relater des faits historiques. Que ce soit dans Cheval de Guerre, La liste de Schindler ou encore Lincoln pour ne citer qu'eux, l'importance de la reconstitution historique ne se situe pas dans les faits mais plutôt dans l'ambiance dans laquelle une population se trouve à des moments clés de l'Histoire. En l'absence de Rick Carter, le chef décorateur de Spielberg pour plusieurs de ses films, le réalisateur ne s'intéresse plus à la cohérence des décors même si l'on doit saluer le travail qui est effectué sur le Berlin de 1961. L'objectif de Spielberg se trouve ailleurs et est clairement montré dans une scène située vers le début du film : à l'école, on apprend aux enfants comment se protéger en cas d'attaques nucléaires des soviétiques. Evidemment, tout ceci n'est que spéculation comme le dit James Donovan à son garçon, mais à l'époque, l'héritage du maccarthysme se fait ressentir : la Peur Rouge est encore dans les esprits. On n'échappe pas au fait que cette peur se reflète dans les yeux des enfants, restant dans la tradition spielbergienne.


« Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution »


De même que l'on reste dans la même période post-2001 du réalisateur américain, empruntant à la fois à Lincoln, son prédécesseur, ou aux autres films en collaboration avec Tom Hanks tel que l'excellent Arrête-moi si tu peux notamment. Plus que des hommes ayant changé le cours de l'Histoire, Spielberg est toujours à la recherche d'une grande figure paternelle. Dans Lincoln, il s'agissait de comprendre les difficultés d'un des plus grands présidents des Etats-Unis face à son fils qui voulait partir en guerre pour sauver sa patrie. Dans Le Pont des Espions, c'est au père de partir du foyer pour aller non plus sauver un pays, mais un monde tout entier. Chaque événement de la Guerre Froide peut faire basculer cette bipolarité rassurante (bien qu'anxiogène à l'époque) dans un conflit mondial sans précédent. Il ne faut pourtant pas s'y tromper, le but de Donovan n'est pas le même que celui de la CIA : quand l'un souhaite sauver des vies, l'autre ne veut que taire des informations. Toujours habile dans son montage, Michael Kahn a l'art de cacher les informations et sème le doute. Deux scènes s'offrent à nous pour illustrer cette idée. Il y a tout d'abord la première scène du film, remarquable d'efficacité et de rythme (sans aucun dialogue, entre le film d’espionnage et le western), et puis il y a une autre scène sous la pluie, où James Donovan est suivi par un agent de la CIA. Le film est rythmé, surement plus que ne l'est Lincoln, du fait que la première partie se situe à New York et l'autre à Berlin. Pour autant, le film ne sombre pas dans une description des faits complètement manichéenne, c'est d'ailleurs là où se trouve tout l'intérêt du film. En revanche, ce n'est pas seulement le cas du Pont des Espions dans la filmographie du cinéaste américain car on ferait trop souvent le raccourci entre manichéisme et Spielberg. Même quand ce dernier se place du côté des bandits (Sugarland Express, Arrête-moi si tu peux … etc.), le regard porté par Spielberg sur ces personnes-là est complètement humaniste, certes, mais surtout compréhensif et bienveillant, comme si les erreurs d'aujourd'hui seraient les bonnes actions de demain. Pour Spielberg, il y a toujours une possibilité de se racheter : l'exemple le plus flagrant est celui de Schindler, bien entendu. Pour en revenir au Pont des Espions, toute la première partie est consacrée au procès de William Fischer déguisé en Rudolf Abel. Le personnage se situe donc dans la lignée de Frank Abagnale Jr. tandis que le rôle endossé par le prodigieux et juste Tom Hanks est semblable à celui de Carl Hanratty. Tous les deux sont certes à la recherche d'une justice en accord avec le droit mais surtout en accord avec la Constitution des Etats-Unis, une manière pour Spielberg de rappeler aux Américains que la justice ne se situe pas entre leurs mains avec quelques balles de plomb, mais dans un texte qui garantie les droits de l'Homme dont la justice.


« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression »


Il n'y a alors rien de plus évident que de choisir Tom Hanks dans le rôle de cet avocat incarnant la justice, chose qui apparaît absente à la fois chez les agents de la CIA mais aussi chez les soviétiques où le secret compte plus que les vies humaines. Par contre, en ce qui concerne James Donovan, celui-ci n'a d'ambition que de sauver des vies. Je ne peux évidemment pas nier l'argument humaniste que l'on accorde à Spielberg, mais j'irai encore plus loin dans l'analyse : en réalité, Spielberg est bien plus qu'un humaniste convaincu, c'est surtout un réalisateur de la vie. Cette vie, qu'elle soit animale (Cheval de Guerre), extraterrestre (E.T.) ou tout simplement humaine, elle se doit d'être protégée car ce sont grâce à ces instants de vie que Spielberg peut conter toutes ces histoires extraordinaires. En effet, l'idée reprise du Talmud par Spielberg dans La liste de Schindler est la suivante : « celui qui sauve une vie sauve l'humanité toute entière ». Comme Schindler avant lui, Donovan a fait bien plus qu'un échange entre deux pays ennemis, et c'est d'ailleurs avec regret et empathie que ce dernier regarde Abel, son client, partir avec les soviétiques. Cependant, Donovan avait déjà réussi à lui écarter la peine de mort dans la première partie, ce qui fut jugé comme une trahison pour la doxa américaine. Si Spielberg était purement humaniste, il n'aurait pas été question de la peur des communistes, ni du rôle ambigu de chacun des protagonistes, si bien que tous veulent cacher leur réelle identité. L'intérêt de Spielberg ne se trouve pas à hauteur des hommes, mais à hauteur d'un homme, celui campé par Tom Hanks, et cela était déjà le cas dans Lincoln sauf que l'on parlait d'un président républicain très réputé alors qu'ici, il s'agit d'un homme de l'ombre. Il n'y a pas seulement que les grands hommes qui font l'Histoire, ce sont aussi ceux que l'on ne voit pas ou auxquels on ne fait pas particulièrement attention, qui changent des vies, nos vies. Au-delà de ça, Abraham et James sont quasiment identiques, ils se servent de leur éloquence et du pouvoir du verbe (dialogues de Tony Kushner pour Lincoln et des frères Coen pour le Pont des Espions) pour arriver à leurs fins. Pour compléter ce nouvel hymne à la vie, aux sauveurs de Ryan, il manque néanmoins une personne : John Williams. Papy a été un peu malade, mais Dieu merci, il va bien et Thomas Newman (Alfred Newman a beaucoup influencé les travaux de Williams) a pris la baguette. Sans dire que sa composition soit mauvaise, la bande originale manque toutefois de cohérence et même Spielberg allié à Kahn ne l'utilise pas forcément très bien.


« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses »


Dans les deux cas aussi (Lincoln et le Pont des Espions), ces personnages sont mis en lumière par un autre collaborateur de Spielberg depuis maintenant plus de vingt ans, à savoir Kaminski. Des fois, il apparaît que les décors soient sur-éclairés à tel point que l'on voit des portes du paradis un peu partout, mais c'est pour mieux souligner la bienveillance dans laquelle se situe Spielberg et ses personnages. Et, d'autres fois, les personnages sont beaucoup plus dans l'ombre, sans pour autant que leur rôle passe au second plan. Kaminski divise son travail de génie entre symbolisme et réalisme (où on peut nettement contempler son travail sur la pellicule). Attachons-nous plutôt du côté du symbolisme et aux éclats de lumière. Lincoln, pourtant président des Etats-Unis, est présenté pour la dernière fois avant sa mort, de dos et de telle sorte qu'il n'est plus que l'ombre de lui-même. Il n'en est pas question pour James Donovan, il y a même un plan très marquant de lui où une lumière venue d'en haut, le transperce. Le spiritualisme spielbergien est rendu grâce à son chef opérateur et ne fait que mettre en lumière les hommes. D'ailleurs, j'ai hâte de voir son film avec Jennifer Lawrence, tant la féminité chez Spielberg est un sujet peu traité ou peut être pas assez, et pourtant, la question sexuelle n'est pas réellement importante chez Spielberg. J'ai envie de dire tant mieux, car l'héritage de Freud et de Lacan est devenu trop présent chez les réalisateurs actuels. J'ai aussi envie de dire que Spielberg n'a pas seulement inventé le blockbuster tel que nous le connaissons, mais aussi sa version la plus sombre (La Guerre des Mondes) bien avant Christopher Nolan, qui lui-même se situe dans un héritage spielbergien avec une quasi-totale absence de sexe dans ses films. La raison n'est pas que liée à l'enfance, elle est aussi d'ordre purement spirituel et moral. Les personnages que peint Spielberg, Donovan par exemple sont des demi-dieux capables de guider les Hommes et de les emmener sur le Mont Sinaï, mais des demi-dieux toujours et simplement humains et admirateurs de la vie.


De fait, même si mes datations peuvent paraître peu exactes en introduction, il s'avère tout de même que des Homo erectus, vous en verrez quelques uns, ce sont les géants de nos siècles ou de notre imagination et que Spielberg continue à nous décrire. Ses films semblent toujours aussi exacts, malgré le fait qu'ils s'inscrivent dans d'autres époques, et permettent de mieux comprendre notre monde, emprunt aux divisions et aux dichotomies. Dans le cinéma du maître de l'émotion, il faut oublier tout ceci, et se réunir, que l'on soit russe ou américain, autour d'un bon feu de bois.

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le 21 déc. 2015

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Nonore

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