Après Les enchaînés, Hitchcock fait un film de procès qui peut sembler fort académique. Le film précédent était très dynamique au niveau montage et créatif en terme de mouvements d'appareil, teinté d'exotisme aussi. Et nous revoilà dans la campagne anglaise et ses manoirs, dans ces intérieurs londoniens et, dans le dernier tiers du film, dans cette salle d'audience encombrée de perruques, où trône Charles Laughton en juge cynique (ce qui rapproche encore ce film du postérieur Témoins à charge de Wilder).


C'est l'histoire d'un avocat brillant, Anthony Keane, qui doit défendre Mrs Paradine, la veuve d'un vieux et riche colonel aveugle, d'une accusation d'empoisonnement. Fasciné par cette femme venue du peuple, qui a mené une vie dissolue avant de se consacrer à la vie recluse auprès de cet homme, Keane décide d'enquêter dans le Cumberland. Il y rencontre le valet, André Latour, personnage torturé et très attaché au défunt, qui semble en revanche vouer une haine sans nom à la veuve. La fascination de Keane menace son mariage, mais sa femme Gay tient bon. Le procès est riche en rebondissement, Keane misant sur le fait de faire craquer le valet pour convaincre le jury que c'est lui le coupable.


Au cours du procès, André Latour se suicide, et lorsqu'elle l'apprend, Mrs Paradine avoue qu'elle était amoureuse de lui et a bien empoisonné son mari, insultant au passage Keane devant toute la cour. Défait, Keane se cache chez son ami Simon, mais Gay vient le retrouver et lui remonter le moral : il dépassera cet échec.


C'est un film qui semble de prime abord froid, statique et vénéneux. Là où Rebecca transpirait la fantasmagorie à la Daphné du Maurier, nous sommes ici dans un univers bien plus réaliste. La déformation vient d'ailleurs : Le procès Paradine n'est pas un film de procès classique. Il n'y a pas d'indices à interpréter, de faits à préciser, bref de travail d'enquête. Ce qui compte, c'est d'amener les témoins et l'accusée à révéler ce qu'ils sont vraiment. Et le film joue bien sur l'ambiguïté du sens que l'on peut attribuer à telle ou telle déclaration, pour peu que l'on entre dans les dialogues. S'il s'agissait d'un film d'enquête, un whodunit, on aurait droit à des flashbacks, vus à travers les points de vue de celui qui raconte, des jeux sur les ellipses, etc... Rien de tel ici. Beaucoup de dialogues, d'hypotyposes austères (on se croirait chez Racine), car il ne s'agit pas de créer d'empathie avec les personnages, mais de restituer la vision que s'en fait l'avocat de la défense, Keane, et le brouillard d'illusions dans lequel cet homme déterminé évolue. Beaucoup de plans austères sur des visages fermés, donc (c'est le souvenir qu'il me restait du film), et pour l'afficionado du film de procès, sans doute l'impression qu'on le trompe sur la marchandise.


Car Hitchcock réintroduit du roman noir. C'est l'histoire d'un homme fasciné par une femme : le passage dans le manoir, notamment dans la chambre de Mrs Paradine, avec la vieille servante que l'on interroge, évoque fugitivement Rebecca, et au fond, à petite échelle, le film fonctionne un peu sur la même structure narrative déceptive que Dragonwyck, antérieur d'une année.


Il y a donc une épaisseur psychologique réelle dans ce film un peu rebutant, pour qui veut la voir. Et même un peu d'audace formelle : joli plan pivotant à plus de 180° autour du visage de Mrs Paradine, qui passe de face-caméra à un profil, tandis qu'Andre Latour passe en arrière-plan pour aller témoigner. Peu m'importe que Selznick ait été intrusif dans le scénario ou le montage : pour moi, c'est un Hitchcock particulier, mais tout à fait canonique.


L'interprétation est très équilibrée : Peck est très attachant avec ses méches grisonnantes, sa femme est très expressive, et les seconds rôles (Laughton en juge froid et cynique, Gay, le confident Simon et sa fille garçon manqué), sont savoureux. Hitchcock tire le meilleur de la physionomie froide et énigmatique d'Alida Valli.

zardoz6704
8
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le 1 févr. 2016

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zardoz6704

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