Marie Rivière en spectateur mélancolique

"Le Rayon vert (1986) d’Eric Rohmer, comme le roman de Jules Verne, semble nous raconter une historiette sentimentale. Delphine (Marie Rivière), secrétaire d’un petit bureau situé à Paris, ne trouvera le repos que dans un amour naissant. L’aventure n’est toutefois plus motivée par le caprice d’une jeune aristocrate cherchant à romantiser son existence, mais par un événement imposé à la volonté de Delphine, à savoir l’annulation fortuite de vacances organisées depuis longue date avec une amie. Et voilà une tempête qui s’annonce dans ce qui semble pourtant n’être qu’un verre d’eau. Delphine s’abime dans le petit trou de temps inhabité qui déchire le temps du quotidien. Elle est comme rendue à l’état de vacances qui menace tout être humain. Des vacances qui n’ont plus rien d’organisé, de planifié, de toujours-déjà convenu. Littéralement des vacances : une remise à l’état de disponibilité hésitante qui place l’individu face à tout le champ du possible. Malheur pour Delphine, c’est le souvenir d’un long chagrin d’amour qui en profite pour s’entêter à exister. Elle amorce dès lors une descente mélancolique que rien n’arrête. Son entourage ne cesse de conspirer à « normaliser » son existence : il faut prendre l’amour à la légère (draguer, coucher, s’amuser), passer des vacances en famille, faire comme « tout le monde » après tout. La rue même se rallie à cette conspiration. Une pancarte gigantesque le dit dans une affirmation qui claque comme une injonction : « Retrouver le contact avec soi-même et les autres. »


Mais dans le trou béant ouvert par la sortie hors des rails de la normalité, Delphine réalise qu’elle ne comprend franchement plus rien à ce présent qui constitue le tissu quotidien de « tout le monde ». Elle ne sait plus utiliser le mot « évidence » car rien ne « se donne à voir de soi ». Toute affirmation devient question, et tout impératif de société une agression. L’expression en devient difficile, les mots lui tendent des pièges. Elle ne comprend pas comment le « bla-bla » des conversations mondaines a pu chaque fois la mener là, ni comment il lui sera possible d’en sortir sans choisir la fuite muette (ces amis dictateurs du bonheur normal qui la somment de s’expliquer sur son comportement à la manière d’un interrogatoire de police, ces étrangers qui l’interrogent sur sa façon curieuse de manger ainsi que sur ses choix alimentaires). À défaut d’être réponse, Delphine ne souhaite pour autant pas être problème. Elle choisira alors de s’évider : elle ne mangera plus de viande car il lui faut manger de la nourriture qui lui permette de rester « aérienne ». C’est du moins toute l’explication qu’elle se trouvera — ce « se » qu’elle ne connait plus —, contrainte de lui — idem — trouver une explication, après tout.


Lors d’un dîner, une jeune femme la qualifiera de plante, faute de mieux. Mais Delphine est une plante déracinée dont les mouvements sont des errances, dont les yeux se perdent entre entre hier et demain et désespèrent d’une foule de présents — de la disponibilité de plante sur la plage, aux randonnées de montagne dont l’inspiration spirituelle reconnue ne vient pourtant pas, en passant par Paris ; des chambres d’hôtel aux maisons d’amis — qui ne répondent jamais à ce qu’elle cherche sans le savoir.


Puisque plus rien n’a d’évidence, Delphine se met à écouter ce qui ne veut rien dire pour ce monde. Faute de rien trouver ici ou ailleurs dans les mondes humains, il faut bien que le vert omniprésent dise quelque chose. Une carte à jouer sur le sol, des couleurs vertes dans l’espace publique, un physicien qui discute avec quelques dames du Rayon Vert de Jules Verne, mais aussi du rayon vert comme phénomène physique (le physicien qui d’ailleurs n’entend du rayon vert que le phénomène physique, tandis que les dames du club de lecture s’émeuvent de l’historiette à l’eau de rose). Tout fait signe à celui qui attend quelque chose.


Mais c’est finalement quand plus rien n’est attendu, pas même l’espoir qu’il y ait quoi que ce soit à attendre, que l’événement arrive. Dans un hall de gare, lieu de transition par excellence, un type est là. Des regards se croisent, un sourire est enfin esquissé, l’affect saisit Delphine avant que sa raison ne comprenne, une aventure est possible. Comme chez Jules Verne, ne se préparait finalement dans cette tête rien de plus qu’un nouveau chapitre de l’aventure amoureuse. Aussi belles et désolées furent les errances mélancoliques de Delphine.


Ce sont ces errances et ce moment de cristallisation affective que nous retiendrons. Delphine utilisait une belle formule pour se qualifier dans les états indéterminés de la mélancolie : « je ne suis pas opérationnelle ». Se dit à la lettre l’état archaïque du spectateur effrayé. Le non-opérationnel pourrait se définir d’abord de manière négative. Par ses jeux d’identification, ses effets incessants, sa mécanique d’action, le cinéma a souvent nié l’existence de ce spectateur non-opérationnel et mélancolique. Celui-ci se comprend alors comme le négatif du spectateur type du film Majeur, à savoir celui qui est toujours-déjà monté sur la chaîne d’actions et réactions, qui s’en « prend plein la vue », qui demeure fasciné par le spectacle, et dont la simili-action est toujours-déjà présupposée dans l’image. Le problème des rapports de l’affect, de la mémoire du spectateur et de l’action (qui peut être un passage au discours) est déjà réglé dans ce cinéma, avant même que quiconque ne soit là pour participer au spectacle. Il n’y a souvent rien à espérer, tout est donné : des sensations bien connues en guise d’affects (des effets), des clichés et codes de genre en guise de mémoire, des cascades de causes et d’effets maquillés en psychologie et en histoire en guise d’action. De façon plus positive, le contre-spectateur de ce cinéma, le non-opérationnel, peut se définir comme le spectateur habité par la trace de l’affect perdu. Quelque chose est arrivé le temps de la projection, qui fait passer tout ce qui précède à un autre niveau qui requière expression. Sous une première expression cela s’appelle « affect », sous une seconde expression cela s’appelle « critique ». Le rayon vert s’ouvre comme un appel au spectateur non-opérationnel. Ce spectateur en creux du Rayon Vert de Rohmer, qui pourrait plonger dans tous les scénarios prévus de la vie, mais reste toujours au bord, à attendre, faute de mieux, un à-venir. Le rayon vert s’en vient alors, par accident, quand plus rien n’était attendu, parfois même dans le plus trivial des cinémas Majeur."


Extrait de "Histoires de rayons verts : phénomène physique, critique de cinéma, spectateurs mélancoliques", par Sébastien Barbion (Vigilambule) sur Le Rayon Vert Cinéma.

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le 15 mars 2016

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