Prison d'état, prison d'été, prison d'hiver, prison d'automne et de printemps

Travail de toute une vie, Le Roi et l’Oiseau est l’adaptation cinématographique d’un conte de H. C. Anderson, La Bergère et le Ramoneur. Paul Grimault et Jacques Prévert (co-scénariste à l’origine des dialogues) commencent dès 1945 à travailler sur l’idée et La Bergère et le Ramoneur sort en 1953, montage de la production et désavoué des deux auteurs. Ceux-ci s’acharnent sur une nouvelle version et faute de moyen, c’est seulement trois ans après la mort de Prévert en 1977 que le projet qui influencera plus tard le fameux Studio Ghihli aboutit.


Gracieusement colorisé et animé, l’oeuvre peut se découper en deux parties distinctes. La première met en place la situation générale grâce au soutient de la très expressive musique de Wojciech Kilar, et ce malgré très peu de dialogues. La seconde partie, quant à elle, est rythmée d’une course poursuite effréné dans le château, où l’espace nous est entièrement suggéré par l’imagination.


Le prologue du film nous présente un oiseau omniscient qui se révèle être le narrateur de l’histoire que nous nous apprêtons à voir. Ce véritable Monsieur Loyal introduit ainsi l’un des trois autres personnages principaux de notre conte : le roi Charles Cinq et Trois font Huit et Huit font Seize, régent du royaume fictif de Takicardie (on peut émettre l’hypothèse que ce nom renvoie à la seconde partie du film, la tachycardie correspondant à un rythme cardiaque très élevé).


Dès l’annonce de ce gargantuesque nom parodiant la monarchie française, la métaphore politique se révèle au grand jour. Sous couvert du despotisme de ce ridicule tyran souffrant de strabisme, Grimault nous livre une satire des régimes totalitaires : police politique secrète, art au service de la propagande, contrôle des médias et d’une population en constante surveillance sont des thèmes récurrents de cette fable animée. Ses sujets sont soumis à un véritable culte de la personnalité, une idéologie englobant même la cité qui regorge de tableaux et sculptures à son effigie et reprenant de nombreux mouvements artistiques comme le cubisme de Picasso.


Critique politique certes, mais aussi manifeste contre la modernité technologique. Du haut de ses appartements situés au 296ème étage d’un château rappelant les défigurantes skylines des villes américaines, le souverain exploite les classes populaires ne bénéficiant pas des privilèges aristocratiques et n’hésite pas à faire disparaître quiconque le gêne à la manière d’un Staline. Les défavorisés vivent reclus dans les bas-fonds de la métropole, condamnées à ne pas voir la lumière du soleil et à ne jamais entendre les oiseaux chanter. Le ramoneur et l’oiseau seront eux-mêmes enfermés dans une usine vouée au travail à la chaîne et à une production de masse standardisée par le taylorisme puis le fordisme, fabriquant des oeuvres qui n’ont plus d’artistique que le nom. La critique sociale continue, toujours avec humour grâce aux prisons d’État, d’été et d’hiver ou au robot géant, appareil suprême de répression du régime, qui finit absurdement par détruire le royaume qu’il était sensé sauvegarder.


Cette réflexion humaniste sur le rôle que joue l’être humain dans sa propre destruction et sur le pouvoir de l’art renforce l’aspect philosophique de la fable originelle qui portait principalement sur la liberté, ici associée aux animaux comme les lions enfermés dans les sous-sols et surtout les oiseaux capables d’échapper à l’emprise du roi grâce à leurs ailes. Tirer sur un volatile revient ainsi à « tirer sur le pauvre monde ». La symbolique s’affirmera jusqu’à la fin où le robot géant sauve le couple et donc le royaume du roi devenu fou et expédie ce symbole du totalitarisme vers l’horizon. La morale de l’histoire nous est livrée pendant l’épilogue lorsque le géant de fer, pensif sur le tas de ruines de l’ancien royaume, libère l’oisillon de sa cage puis écrase celle-ci du point.


Le thème de l’amour n’est évidemment pas en reste puisque l’intrigue se noue principalement autour de la relation amoureuse entre deux fresques d’une bergère et d’un ramoneur qui s’animent la nuit tombée et que le portrait du roi, qui a pris la place de son modèle, essaie à tout pris de séparer afin de pouvoir épouser la bergère. Prétexte à dénoncer une éthique bien pensante, leur amour semble interdit : une bergère ne peut pas épouser un ramoneur et doit épouser un roi puisque « c’est écrit dans les livres ». Prévert met ainsi en abyme le conte d’Handerson tout en invitant le spectateur à réfléchir sur la véracité d’une information conformément à sa provenance. Les livres disent-ils toujours la vérité ? Le cinéma donne-t-il à voir la réalité, une réalité partielle ou juste une fiction ?

SquatGhost
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le 15 mai 2015

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