Attention cette chronique va spoiler.


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SPOILER !!!!!


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C'est bon ? Bon, alors allons-y !


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Non mais je préviens hein.


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Bon, allons-y du coup.


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"La photographie ne crée pas, comme l'art, de l'éternité, elle embaume le temps, elle le soustrait seulement à sa propre corruption."
André Bazin


La beauté sublime du dernier Kurosawa (la photo d'Alexis Kavyrchine est superbe) ne cache pas derrière les apparences une richesse et une complexité qui rassure sur l'exportation d'un cinéaste hors de chez lui. Si pour nous occidentaux, le dernier film de Kiyoshi Kurosawa perd un peu d'exotisme en venant en France, il démontre que le cinéaste garde sien ses thématiques de fantômes contemporains plus beaux et tragiques que dans d'autres productions horrifiques nippones. Avec Le secret de la chambre noire, le cinéaste se permet de revisiter élégamment à la fois son cinéma et de livrer un bel hommage tant à la France qu'à la photographie, justement dans le pays qui l'a vit naître.


Tout le film peut se voir comme une histoire d'emprise à chaque fois. Emprise de l'Art au détriment de la vie, du passé plus méticuleux et éprouvant face au moderne plus facile et convenu. Emprise de la photographie sur deux femmes comme sur deux hommes à travers le temps. Mais surtout emprise de la photographie sur tout le film et son traitement. On peut légitimement parler d'Impression fantomatique comme on imprègne la plaque argentique qui ici, devient aussi finalement une impression mentale. Plus le film avance et plus le traitement du temps de pose imposé à Marie (Constance Rousseau, incroyable révélation) semble infuser le film et donc de plus en plus les fantômes qui envahissent de plus en plus l'image.


Dans Kaïro se nichait cette superbe scène où l'on attestait de la consistance physique et pourtant impossible d'un fantôme qui se rapprochait d'un être humain pour fatalement le toucher et affirmer son existence tout en paradoxalement condamner de fait la victime. Dans une scène en miroir ici, Olivier Gourmet se rapproche du fantôme de sa femme (du moins le croit-il, le film joue subtilement de cette ambiguïté entre folie et hallucination, ouvrant chaque fois une porte tangible entre chaque hypothèse : est-ce un courant d'air qui fait bouger ces lampes en pleine serre ou bien y a t'il une présence non palpable ? Même des clins d'oeils sont adressés aux Kiyoshikurosophiles avec ces plans où un miroir et donc un arrière plan est toujours constatable dans l'image et où comme dans Kaïro l'on s'attend à quelque chose venant justement d'un fond inidentifié de l'image et en fait...). Celle-ci est cachée derrière une table dans la pénombre, le visage invisible. Mais au moment où Gourmet va la toucher, un contrechamp nous révèle qu'elle n'est déjà plus là mais déjà en train de grimper l'escalier sans aucun bruit, à droite de l'image.


Dans une autre scène, le cinéaste à nouveau revisite les fantômes de Kaïro et Retribution. Cette fois le fantôme de la femme aimée s'approche d'un Gourmet tétanisé. Le déplacement est à nouveau ralenti, flottant, hors-monde. La robe et les cheveux se soulèvent, planent. Mais au fur et à mesure que la femme-fantôme se rapproche, la lumière se fait sur son visage. Lumière du révélateur sur le produit, lumière de la vision de Gourmet pour qui le fantôme semble comme l'image qui apparaîtrait et se développerait, s'imprimerait sur le papier-photo de la réalité. Mais le visage est trop baigné de lumière, trop près, trop flou. La face congestionnée et paralysée n'en devient que plus inquiétante, entre visage de mort annoncée et futur réconfort pourtant (le plan d'après, large et en extérieur, témoigne que le fantôme est presque agenouillé sur son ancien mari) de cette âme tourmentée.


Tout le film aborde dans son dispositif un voyage vers un autre-monde, entre la réalité et un possible monde des morts. C'est le trajet que fait constamment Jean de Paris et ses constructions urbaines toujours plus envahissante en RER jusqu'à un coin reculé presqu'en campagne et où toute technologie récente est presque bannie. Ainsi le téléphone, objet crucial est à l'étage et non dans le plan de travail poussiéreux du photographe, lequel n'a lui-même visiblement pas de portable. Et quand bien même, le téléphone ne semble qu'à ouvrir la grille du portail. Jean lui-même se coupe de plus en plus, ne regarde ni n'utilise son téléphone portable, prétextant lâchement à un ami qui lui trouve la mine défaite et très fatiguée en plus qu'on ne le voit plus que "sa batterie est déchargée" d'où qu'il ne reçoit plus rien.


C'est Constance qui vit une vie presque recluse, timide, effacée parce que son imposant père a trop besoin d'elle comme modèle photo afin de perpétrer les photographies déjà prises du temps de la mère. C'est l'emprise de ce père pourtant absent envers les devoirs naturels de parent avec sa fille, trop absorbé par le regret et la disparition de son épouse comme absorbé par la photographie au point de tout lui sacrifier.


On glisse dans un autre temps annoncé tant dans les dialogues (la remarque de Marie sur son père qui en finit par confondre les morts et les vivants, la photo et le réel) que la mise en scène onirique brillante de Kurosawa qui, avec peu de moyens, surprend toujours constamment. Ce sont ces cadrages, toujours impeccables, qui donnent à réfléchir au spectateur, surtout comme la majeure partie du temps un miroir (objet qui ne fait que réfléter une certaine apparence) occupe la moitié du cadre ou que les personnage n'occupent qu'une partie d'un espace souvent un peu délabré. Et les KiyoshiKurosawaphiles savent que c'est toujours dans ces espaces inoccupés que quelque chose survient. C'est cet appartement étrange et vide de Retribution, cette pièce où roule un bouchon de bidon d'essence dans Kaïro, ce plan final de Cure où l'on se prend à guetter une serveuse...


Ici il y a cette scène très simple en apparence mais portée par la mise en scène du maître et la performance d'un Gourmet pour une fois assez calme. Ce dernier donc a entendu la voix de sa femme disparue. Il se lève de son bureau. Fait le tour de celui-ci puis regarde lentement à la fenêtre. Stupeur. Estomaqué, il recule lentement avant de revenir à la fenêtre. Par caméra subjective (encore un choix judicieux qui entérine plusieurs hypothèse entre ce qui est perçu, ressenti et vécu sans qu'on ne puisse trop faire la part des choses), on voit le jardin au loin et sa femme morte, dans une somptueuse robe bleue anachronique. Mais l'image est légèrement déformée et flottante à cause du verre (quadrillé en plusieurs cubes) de la fenêtre. Kurosawa n'a dès lors qu'à effectuer un léger travelling pour que ce qui est perçu semble comme flotter un instant. La magie du cinéma fait le reste.


Et puis évidemment le final qui confirme ce que le spectateur et Kurosophile se doutait vers le milieu du film et qui, tragique réalité manque de percer à ce moment là l'esprit embrumé de Jean mais que ce dernier se refuse encore à accepter à ce moment là. Un beau film fascinant d'un romantisme noir parfaitement adaptable du réalisateur en terre étrangère. Et là aussi un film moins mineur qu'on le croit à nouveau. Totale réussite sur tous les plans (la bande originale est sublime aussi) et l'impression de plus en plus persistante d'avoir à nouveau vu un grand cru du bonhomme.

Nio_Lynes
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le 22 mars 2017

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Nio_Lynes

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