Le Songe de la lumière
7.6
Le Songe de la lumière

Documentaire de Victor Erice (1992)

Il y a des films insipides. Et puis il y a des documentaires passionnants. « Le Songe de la lumière » compte parmi ces derniers, bien qu'il soit davantage qu'un documentaire (catégorie bien floue à vrai dire). Dans ce long métrage, Victor Erice filme un peintre, Antonio López García, qui rêve de représenter la magnifique lumière qui baigne le cognassier de son jardin. Son désir de représenter l'ineffable deviendra presque une quête métaphysique, d'autant plus qu'il devra lutter contre les éléments et les saisons. En fait, en filmant des tous petits rien, un peintre compétent mais tout sauf extraordinaire, une maison modeste, des gens simples, Erice arrive à l'universel. L'art de peindre, l'art de créer, la lumière si gracile, la beauté, la nature, la ville, la mort... Et la vie, rien que ça. « El Sol del membrillo », « Le Soleil du coing », si on traduit littéralement le titre du long métrage, est une œuvre dans l’œuvre, un réalisateur qui filme un peintre en train de créer, un cinéaste qui cherche le plan, le cadre juste, la situation juste, éloquente, édifiante, en s'intéressant à un artiste qui cherche à son tour la juste lumière, le bon angle, le bon cadre. Et on apprend plein de choses. On sent que l'art de peindre est fait d'un mélange subtil de « raison et de sentiment » (d'après les termes de ceux qui commentent la scène et le travail du peintre dans le film), d'ordre et de méfiance pour ce qui est disgracieux, et d'inspiration, d'émerveillement devant la beauté du monde. D'ailleurs, l'art doit passer par l'artifice pour représenter la beauté et l'indicible, voire même la vérité. Quoi de plus révélateur que cette technique qu'utilise le peintre : il marque à la peinture son sujet, l'arbre (le tronc, les feuilles et les fruits), afin de lutter contre la pesanteur de plus en plus prononcée des branches et des fruits à mesure que le temps passe, et visualiser ainsi des repères qui lui permettront d'ajuster son tableau à mesure que le cognassier vieillira. Sans parler du fil de plomb, des marques au sol, des lignes verticale et horizontale tendues... Autre moment très amusant et éloquent, lorsque le fils du peintre soulève avec une tige les feuilles du cognassier l'une après l'autre, pour que le père puisse peindre un fruit, de plus en plus caché par le ramage de l'arbre en raison de son dépérissement progressif. Cet acte est tout à fait touchant en ce qu'il révèle la volonté farouche du peintre d'arranger les choses pour que le monde, ou du moins son monde, intérieur puis visible, soit conforme à son imagination et à sa volonté. Erice parvient ainsi à unir un travail de documentariste à une œuvre d'artiste, à la sensibilité fort subtile. Il filme le travail, le temps qui passe, lentement. Les gestes. L'effort. La réussite. Et l'échec, aussi. La joie et la déception. Qui n'est que partie remise, l'espoir de créer quelque chose de mieux par la suite reprenant le dessus et incitant le peintre à se remettre à l'ouvrage. Et puis, comme toujours chez Erice, il y a les à-côtés. Toutes ces thématiques annexes qui densifient l’œuvre. Erice oppose par exemple la mégapole, qui déchire l'obscurité de la nuit avec ses lumières artificielles, au monde de la lumière et de la nature, à la beauté primitive de l'arbre. Il oppose à la Création l'affairement de la cité et ses lumières factices qui naissent la nuit, l'ordonnancement urbain tout sauf spontané, au contraire du mouvement des feuilles avec le vent ou de la lumière avec le soleil, au gré de la journée. Mais nulle dénonciation de la main de l'homme : il s'agit d'un simple constat. L'ordre naturel et l'ordre humain sont séparés. La volonté n'est pas la matière. Et pourtant ils coexistent, et s'attirent mutuellement. D'ailleurs à ce titre, j'aime bien l'affiche où on voit le peintre avec son arbre au milieu de la ville. La scène ne figure pas dans le film, mais elle est très représentative du long métrage, où le jardin du peintre et les séquences de peintures à l'extérieur s'apparentent à de véritables respirations au milieu de la jungle urbaine, avant que l'on ne reparte en apnée dans la cité rationnelle et mathématique, presque inhumaine, la nuit. Des gens sont en effet devant leur télévision le soir, passifs, dans les cases géométriques que forment leurs appartements, tandis que le peintre, chaque matin, se lève pour peindre la joie de l'arbre qui ploie sous ses fruits pesants. Résignation contre espérance, matérialisme contre spiritualité, paresse contre travail, nuit contre jour,... Encore ces contradictions toutes « ericiennes », qui disent la richesse de son art, pour notre plus grand bonheur.

Créée

le 7 déc. 2014

Critique lue 576 fois

3 j'aime

Arthur Debussy

Écrit par

Critique lue 576 fois

3

D'autres avis sur Le Songe de la lumière

Le Songe de la lumière
ArthurDebussy
7

Portrait du cinéaste en peintre

Il y a des films insipides. Et puis il y a des documentaires passionnants. « Le Songe de la lumière » compte parmi ces derniers, bien qu'il soit davantage qu'un documentaire (catégorie bien floue à...

le 7 déc. 2014

3 j'aime

Le Songe de la lumière
SolenneB
9

Critique de Le Songe de la lumière par SolenneB

La peinture est un des arts les plus difficile qui soit : minutie, finesse, patience en sont les maîtres mots. Prix du jury en 1992 à Cannes, ce documentaire de Victor Erice nous montre toute...

le 16 mai 2017

2 j'aime

Le Songe de la lumière
SPilgrim
8

Question de palette

[Mouchoir #54]A mes yeux, ce n'est pas un hasard si Victor Erice débute avec L'Esprit de la ruche en tournant autour du film Frankenstein de 1931. C'est que son cinéma reprendra exactement la quête...

le 14 nov. 2023

Du même critique

Mary et la Fleur de la sorcière
ArthurDebussy
4

« Kiki à l'Ecole des Sorciers »

Manifestement, il ne suffit pas de reprendre l'esthétique d'un maître pour l'égaler. C'est ce que les suiveurs et autres académistes apprennent à leurs dépens depuis la nuit des temps en matière...

le 24 févr. 2018

58 j'aime

12

Princesse Mononoké
ArthurDebussy
10

Le passage d'un monde à un autre

« Princesse Mononoké » couronne la carrière d'Hayao Miyazaki par bien des aspects. Peut-être son film le plus riche et le plus complexe, c'est également l'un des plus accomplis formellement,...

le 13 août 2016

36 j'aime

10

Il était une fois dans l'Ouest
ArthurDebussy
9

Western épique et lyrique

Vu une première fois, trop jeune, il y a longtemps, j'étais complètement passé à côté de ce film. Je m'étais dit « tout ça pour ça » ?! Je ne comprenais pas le concert de louanges qui entourait ce...

le 19 août 2020

32 j'aime

20