Cinéclub, école de cinéma. Comme l'a très bien dit Plume231, ce film représente le dépucelage ultime du cinéphile, renommé pour ses conditions extrémistes, qui confère quel que soit l'avis à une épreuve rarement égalée. C'est donc pour ça que nous avons décidé de le programmer, en séance spéciale, avec deux entractes à la clé (si vous êtes intéressés par le DVD, sachez que le premier disque dure 2 h 30, le deuxième idem, et le troisième quasiment 3 heures). Mais, comme nous voulions accueillir un de nos professeurs qui a bossé avec Béla Tarr, comme je tenais à ce que l'élève qui m'a précédé à la direction du CinéClub puisse voir se réaliser son rêve, nous n'avions d'autres choix que de le programmer... un samedi, le premier jour des vacances. Si on récapitule le défi de projection : 7 h 30, film hongrois sous-titré, ayant pour sujet la chute du communisme et la dégénérescence d'une ferme, avec des plans-séquences renommés pour leur lenteur, le tout le premier jour des vacances (qui durent elles-mêmes une semaine)... ça donne une quinzaine de spectateurs courageux.
Notre prof a donc fait la présentation. Il a fait un peu de tout sur les courts-métrages récents du réalisateur, qui servent désormais à financer son école de cinéma situé au Nord de la France. Il nous a dit qu'il représentait sa meilleure expérience de tournage, bien que n'ayant duré que 4 jours, et nous a confié avoir été impressionné à tel point il savait exactement ce qu'il voulait et ce qu'il devait faire en arrivant sur un plateau. Il insista par ailleurs sur une caractéristique primordiale de la filmographie du bonhomme : il n'est pas là pour nous faire dire "je n'ai pas vu le temps passer !", mais au contraire, "t'as vu comme le temps passe ?". Ce qui, effectivement, n'est pas pareil, et avec cette maxime, on peut résumer toute une œuvre qui a été dédiée au Temps et au désespoir qu'il entraine. Vous noterez par ailleurs qu'il est très facile de comprendre comment fonctionne ce film et son univers, ses thématiques et son intérêt : là aussi, ça découle de ce principe temporel décousu et, évidemment, inhabituel. Ce qui a rendu les films de Tarr inexploitable en salles (il a survécu de ses films essentiellement grâce aux festivals expérimentaux), et notre projection d'autant plus précieuse. Pour le prof en premier, d'ailleurs !
Le film en lui-même. Pour ma part, ça se résume simplement : les scènes se passant en milieu rural m'ont fasciné, tandis que les scènes en milieu urbain m'ont ennuyé comme rarement. Le film débute par un plan-séquence de dix minutes, sur des vaches sous la pluie. Pourquoi ça marche ? Les vaches semblent hors de contrôle (une d'entre elles se rapproche vachement de la caméra ! Oui ce genre de détails devient primordial dans ce genre de film), le cadre est impeccable comme sa mise en mouvement-séquence, la musique minimaliste rajoute une couche de mysticisme... Et ainsi, l'image rend le tout élégiaque, l'atmosphère hypnotique. Jamais j'aurais cru que j'aurais pu rester aussi captivé devant tant d'opportunités d'ennui... Mais tout fonctionne. Comme le reste du segment, avec des dialogues très bien écrits (et plus nombreux qu'on le dit) et un scénario intrigant. Admettons-le, c'est tout de même l'ambiance et la mise en en scène extrêmement esthétique qui écrasent les propos du film. Mais quel esthétisme ! Je ne peux oublier ces longs-plans séquences en travelling avec ces champs désolés. Je ne peux oublier ces damnés traversant des trottoirs avec un vent du tonnerre et des vents de désolation agitant des prospectus abandonnés comme de la poussière humaine. Je ne peux oublier cette musique, tellement simple et tellement antérieure, qu'elle parvient à évoquer l'Apocalypse en une note. Et puis, comme je l'ai dit, les passages urbains... Dialogues sur dialogues et acteurs délaissés (Tarr est plus Kubrick que Blier dans ce domaine) ne peuvent effacer le grandiose des décors et du cadre. L'Ennui se pointe. Puis, on retourne au pays de la Mort, à la ferme, avec ce docteur ivrogne qui agonise comme un Montgomery Clift et qui prend une simple course comme une aventure, avec cette fillette qui joue avec la Mort parce qu'il n'y a rien d'autre à faire, avec ce peuple qui s'oublie dans une taverne distribuant des somnifères sous toutes ses formes (la musique à l'accordéon restera gravé dans votre cerveau, car tournant en boucle pendant 15 minutes !)... Un tel portrait de l'anéantissement de tout est courageux. Évidemment les longueurs, évidemment des scènes inutiles (la respiration très malaisante et étouffée du docteur, sur 5 minutes, était-ce vraiment nécessaire ?), mais la Beauté parvient à garder une certaine constance. Tel un Baudelaire, Tarr nous implique dans la détresse, on est dedans le film car, à s'en déranger nous-mêmes, on s'y reconnait intimement. En tout cas, moi, cette campagne où tout le monde a besoin de s'enfuir pour trouver des miettes d'illusion, cela m'a parlé. Et puis, cette fin... Rien que pour cette fin, ce film vaut le coup d'être vu jusqu'au bout. Vraiment.
Pour la première fois au CinéClub, et ce même dans mes activités de lycée, un film a été applaudi. Il dure 7 h30, est en Hongrois et vous plonge en Enfer sans vous dire S'il vous plait. Et pourtant, je suis sûr que nous n'avons vu que la façade de cette église abandonnée. Je suis dépucelé : je peux désormais tout voir.

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le 2 nov. 2018

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Billy98

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