Quoiqu'on pense du "cinéma de guerre" russe du XXIème siècle, et il y a beaucoup à dire aussi bien en termes positifs que négatifs, il faut lui reconnaître une chose : là où Hollywood et les productions européennes ne font que recycler une poignée de formules avec plus ou moins de succès, lui seul semble capable de sortir des sentiers archi-battus de la Seconde Guerre Mondiale pour offrir de temps à autre une vision singulière de cette période dramatique.


À l’instar de Franz+Polina de Mikhaïl Segal dont j'ai récemment fait la critique, Le Tigre Blanc, long-métrage réalisé en 2012 par Karen Shakhnazarov d'après le roman d'Ilia Boïashov, entre clairement dans cette catégorie. Le film a quelque chose à dire, un point de vue polémique à donner, et je trouve d'autant plus intéressant d'en parler que sa promotion ne le distingue guère de la pléthore de productions ex-soviétiques consacrées à la période qui sont sorties ces dernières années.


On ne peut pourtant pas dire qu'en dépit de son affiche racoleuse et kitschissime (mal récurent du cinéma russe…) Le Tigre Blanc se présente comme ce qu'il n'est pas. En effet, son caractère pour le moins original apparaît dès la lecture du pitch : le Weisse Tiger du titre est un char allemand de type Panzer VI peint en blanc qui écume les champs de bataille du Front de l'Est, détruit tout sur son passage puis disparaît. La dimension onirique est donc évidente, et d'autant plus alléchante qu’à l'exception d'Overlord et autre films de zombies nazis assez foireux, le fantastique et la 2GM ne se mêlent que rarement.


Le héros de l'histoire pousse d'ailleurs le concept encore plus loin : son nom est inconnu, lui-même l'a oublié, alors on lui donne celui d’Ivan Naïdionov (d'après le mot russe pour "trouvé"). Tout ce qu'on sait, c'est que Naïdionov est un simple sergent tankiste de l'Armée Rouge… qui a la particularité d'être le seul homme à avoir jamais survécu à une rencontre avec le Tigre Blanc, et ce malgré avoir été brûlé à 90% dans la destruction de son T-34 ! Comme si cela ne suffisait pas, Naïdionov guérit tout seul de ses terribles blessures, comme un phœnix qui renaît de ses cendres, et émerge avec le pouvoir "d’entendre les chars".


"L'homme qui murmurait à l'oreille des tanks", voilà à qui nous avons affaire. Il m'est facile d'imaginer nombre de spectateurs éteindre leur écran à ce stade, mais pour ma part ma curiosité n'en est que renforcée. Il faut dire que la séquence d'ouverture, durant laquelle un détachement soviétique ère parmi les dizaines de dernières victimes du Tigre Blanc avant de trouver Naïdionov calciné, est assez glaçante et réussit à instaurer le climat fantasmagorique cherché par Shakhnazarov. De manière générale, la réalisation de ce dernier restera élégante et racée jusqu'à toute dernière scène. Ai-je besoin de préciser que la photographie signée Alexandre Kouznetsov est à tomber à la renverse ? L'école russe est infaillible dans ce domaine.


De plus en plus agacée par cette histoire de panzer magique, la Stavka (état-major de l'Armée rouge), en la personne de son chef le fameux maréchal Gueorgui Joukov, décide de prendre les choses en main et de profiter des pouvoirs de "tankomètrie", pourrait-on dire, de Naïdionov pour mettre au point un équipage d'élite de T-34/85 flambant neuf spécialement destiné à annihiler cette menace, sous la supervision d'un dur-à-cuire du NKVD, le major Fedotov.


Dès lors s'engage une véritable "chasse au tank" qui au fur et à mesure des batailles sans merci s'assimile de plus en plus à une reprise du Moby Dick d'Herman Melville, le tigre d'acier blanc se substituant bien sûr à la baleine. En effet, l'obsession du sergent Naïdionov n'a rien à envier à envier à celle du capitaine Achab. Toujours amnésique, le taciturne Ivan croit avoir été ramené à la vie par "le Dieu des Tanks" pour détruire l'ange de la mort qu'est le Tigre Blanc. D'abord circonspect, Fedotov en vient lentement mais à sûrement à croire le jeune miraculé auquel il s'attache, surtout lorsqu'un prisonnier allemand lui confirme que personne dans la Wehrmacht ne sait rien de l'équipage du panzer mythique, plus craint que révéré dans leurs propres rangs.


Je ne spoilerai pas leur issue, mais les diverses séquences de batailles et de duels de chars sont filmées de manière experte, les co-producteurs Mosfilm et Channel One Russia n'ayant pas lésiné sur les moyens. Sans mauvais jeux de mots, Le Tigre Blanc n'a pas à rougir face à son cousin américain Fury sorti deux ans plus tard pour un budget largement plus conséquent. Une grande partie revient non seulement aux pyrotechniciens mais aussi au travail des cameramen et à l'usage inspiré des décors par Shakhnazarov : mises en valeur par une photographie automnales, les forêts de bouleaux russes ressembleraient presque à un décor de chevalerie si la guerre technologique du XXème siècle ne s'apparentait pas autant à une boucherie sans nom.


De même, je préfère ne pas dévoiler la fin, mais je ne peux pas ne pas évoquer le tour inattendu pris par les vingt dernières minutes du film, qui me le font voir sous un jour totalement différent. Tout d'abord, la très longue séquence de la (seconde) capitulation des forces armées du IIIème Reich le 8 mai 1945 (9 avec le décalage horaire russe). Le travail de reconstitution est éblouissant, la scène ayant même été recrée là où elle a réellement eu lieu, dans ce qui est aujourd'hui le musée d'histoire germano-russe à Karlshorst… mais à quoi sert-elle au juste ? Je serais ravi si ceux d'entre vous ayant vu le film pouvaient m'apporter une explication.


Beaucoup plus lisible mais encore plus surprenant : le monologue final d'un personnage historique particulièrement connu. Si on m'avait dit à l'issue de la scène d'ouverture que le film se terminerait de cette façon, j'aurais cru à une blague… et pourtant, incroyablement, ça marche. Car c'est là que le film prend tout son sens et se paie même le luxe de devenir un sujet de controverse politique, historique et philosophique. J'ignore ce qu'il en est du roman de Boïashov, mais qu'on soit d'accord ou non avec le propos de Karen Shakhnazarov et son co-scénariste Alexandre Borodianski, et je ne suis moi-même pas sûr de l'être, il faut reconnaître que c'est sacrément gonflé de leur part et, comme je le disais tantôt, leur permet de totalement sortir des sentiers battus.


Je n'ai pas trop parlé du casting, mais il est franchement excellent. Alexeï Vertkov a tout du héros russe typique : un physique simple, de grands yeux expressifs, un mélange de timidité éthérée et de froide détermination… encore une fois, difficile de ne pas penser au Platon Karataïev de Tolstoï dans Guerre et Paix ! Vitali Kischenko prête pour sa part ses traits taillés à la serpe à Fedotov, tchékiste sans pitié mais non dénué d'humanité. Kischenko est un de mes acteurs russes actuels préférés : sa "gueule" et ses yeux gris expressifs me rappellent énormément mon idole Alexandre Kaïdanovski, le Stalker de Tarkovski, ce qui est un sacré compliment dans ma bouche ! Maquillé et grimé comme il l'est, Valeri Grishko est le portrait craché du rugueux maréchal Joukov, bien plus que son interprète récurrent des années 70-80, Mikhaïl Oulianov. À noter que son homologue nazi Keitel est interprété par Christian Redl, qui jouait l'autre cacique de l'état-major du Führer, Jodl, dans La Chute.


Brutal, esthétisant, hautement symbolique et polémique, Le Tigre Blanc ne caresse pas le spectateur – occidental, surtout – dans le sens du poil, c'est certain. Il est même "emmerdant", d'après le contributeur Aqualudo. Comme son compère OVNI Franz+Polina, le film de Karen Shakhnazarov présente un angle hautement original et personnel de la Seconde Guerre Mondiale – mais comme lui, et quoique plus cohérent et énergique, il ne peut s'empêcher de paraître un peu poseur par moments, pour ne rien dire de son message voué à diviser son public. Mais au bout du compte, j'ai été agréablement surpris par Le Tigre Blanc, impressionné même. Le film n'aurait pu être "que" divertissant si la reprise de Moby Dick était restée purement individuelle et humaine, mais lui conférer une dimension patriotique fait clairement basculer le film, ce qui ne sera pas du goût du tous. Mais quel que soit notre point de vue sur la question, son thème central est incontestablement passionnant, qui alimente le débat sur ce pays mystérieux qu'est la Russie, depuis le marquis de Custine jusqu'au poète Blok, en passant par Tourgueniev à qui je dois mon titre !

Szalinowski
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le 22 mai 2019

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