Vous en avez vu beaucoup, vous, des films de gangster où, quand le héros arrive sur le lieu du crime, retentit immanquablement une musique mélancolique, pour qu'il puisse pousser la chansonnette avant de tirer dans le tas ? Et le plus incroyable, c'est que quand cela arrive dans un Suzuki, ça parait presque normal !

C'est que cet invétéré trublion du polar nippon conçoit ses films comme des machines de guerre où tous les coups sont permis. Dès la première scène, généralement, le spectateur comprend qu'il est embarqué au côté du réalisateur pour dégommer les carcans omniprésents dans le cinéma, et la société, du Japon des années 60. Prestidigitateur facétieux, Suzuki œuvre de l'intérieur de son film comme ses héros coincés dans des gangs mafieux aussi cruels que stupides. La Nikkatsu lui impose les scénarios, les acteurs, le minutage de chaque opus ? Qu'à cela ne tienne, Suzuki va se servir de tout le reste pour faire imploser ce fatras de clichés moralisateurs et démagogues.

Le Vagabond de Tokyo est peut-être l'exemple le plus abouti de ce travail de sape, qui pousse si loin les expérimentations colorées, que pour la commande suivante (La marque du Tueur) le studio lui imposera le noir et blanc, avant de le bannir purement et simplement de la profession.
L' histoire qu'on lui confie - un yakuza qui tente de rester fidèle à son chef de clan, mais se fait trahir sans scrupule lorsque les intérêts priment sur l'honneur - est tout ce qu'il y a de plus classique, mais Suzuki parvient à la retourner grâce au génie de sa mise en scène, et à des audaces visuelles et sonores époustouflantes. Gigantesques a-plats de couleur, montage heurté, jeu sur le très bruyant et le totalement silencieux, récit en dent de scie, décors délirants : on est loin d'un simple plaisir pour le bizarre ou l'original, en réalité ici tout est signe, tout fait signe. Suzuki nous plonge dans un monde codé, puis détourne ces codes, les expose, les magnifie, les renverse, bref il s'en moque et s'en sert tout en même temps, montrant par là que la meilleur façon d'imposer son pouvoir sur les choses, c'est de ne pas leur montrer qu'on les prend au sérieux.

Au final, le Vagabond de Tokyo se mue, l'air de rien, en une réflexion doucement nihiliste sur l'impossibilité que l'homme a de changer, même quand il le désire. Et le héros ne s'appelle pas pour rien le Phénix : comme l'animal de la Fable, il semble renaître de ses cendres, mais juste pour se rendre compte que malgré tout, il est toujours le même, seul et sans attaches.

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le 11 janv. 2011

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Chaiev

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