« Préfère le présent à ces belles promesses »

À 700 kilomètres de Téhéran, un 4x4 traverse la campagne iranienne. Les voix des personnages, symbolisés par cette voiture moderne, se superposent à ce décor rural. Les indications prennent alors les mêmes atours bucoliques que l’image – « près de l’arbre, il y a une route » clame l’un des passagers. À travers cette ouverture, c’est le cinéma de Kiarostami qui se confronte à ces espaces agricoles, qui semble traverser le temps. Cette voiture se veut à la fois le véhicule des personnages, du cinéaste et du spectateur. C’est justement la position que donne Kiarostami à sa caméra qui subjugue durant les premières séquences de Le vent nous emportera (1999). De ces plans d’ensemble, il laisse transparaître une omniscience – la sienne, mais aussi celle d’une présence atemporelle propre à ce village. Pourtant, une fois ce village atteint par l’intermédiaire d’un enfant, Farzad, le cinéaste iranien se refuse à donner plus d’informations (même visuelles) que celles acquises par celui qui devient alors personnage principal, l’« ingénieur ».


Apparu comme une citadelle, ce village semble pourtant accessible de toutes parts – à l’instar des multiples voies possibles pour rejoindre l’école, le cimetière ou n’importe quel lieu souhaité. En traversant les différentes ruelles, la vie et les coutumes apparaissent : l’absence des hommes partis aux champs, l’omniprésence des femmes derrière les portes, les fenêtres ou sur les toits. Dans Le vent nous emportera, les corps créent les espaces qu’il s’agisse de cette serveuse proclamant « c’est mon café, c’est mon territoire », de ses paysans qui colorent le paysage de leur récolte ou de cet homme qui creuse un puit dans le cimetière. Le regard que porte « l’ingénieur » rejoint celui du spectateur, scrutant les différents indices d’un mode de vie éloigné géographiquement et temporellement du sien. Les moyens de communication modernes sont ostracisés sur une colline servant de cimetière, tandis que les informations circulent par le biais d’une soupe mangée ou non par une vieille femme malade.


Intéressé – à l’inverse de ses collègues présentés constamment hors-champs et n’ayant pour activité que de dormir ou de manger des fraises, « l’ingénieur » tente de comprendre cette communauté qui l’entoure. Il impose alors ses représentations comme pour la nomenclature du lieu, « la vallée noire », qu’il souhaite changer – par simple cohérence visuelle avec les maisons – en « la vallée blanche ». Néanmoins, Farhad lui rétorque qu’ « il faut l’appeler par son nom ». En dehors de la simple logique naïve de l’enfance, le petit garçon lui rappelle qu’il est un corps étranger, un corps qui se remarque toujours, qu’on observe souvent et qu’on honore parfois. À cela s’ajoute les nombreux décalages entre les aspirations des citadins et la réalité de ce monde rural : les fraises tant désirées sont finalement moins bonnes qu’à Téhéran, le lait frais introuvable ne devient qu’un moyen de rencontrer une jeune fille et l’air manquant, à travers l’assistance respiratoire, pousse l’accidenté à se rendre à la ville la plus proche.


Le vent nous emportera est à l’image de cette ville labyrinthique, mais uniforme. Si les séquences et les images se répètent, elles s’altèrent progressivement pour laisser apparaître les véritables motivations de la venue de cet « ingénieur ». Kiarostami fait attendre ses personnages et son spectateur. Mais, cette langueur est celle d’un temps présent et comme le dit le médecin qui prend sur son scooter le protagoniste, « préfère le présent à ces belles promesses ». Cependant, il y a une ambiguïté autour de ce présent choisi par le cinéaste – est-il un choix si serein que le laisse entendre ce vieux médecin ? Car, le présent est le temps des questionnements et de la moralité, le temps de l’analyse des actions passées et des réflexions sur celles futures. Voulant faire une blague à Farzad ne sachant pas ce qui arrive au jugement dernier, l’ « ingénieur » dit « les mauvais iront au paradis et les bons en enfer » avant d’inverser son discours. C’est cet entre-deux, inscrit dans le présent – comme temps à vivre et à surmonter –, qui donne à l’œuvre de Kiarostami ce ton singulier. Or, c’est de ce présent que surgit la beauté du hasard qui parcourt l’œuvre de part en part.


Abbas Kiarostami juxtapose à cette quête du présent – comme temporalité non-divine et donc obligatoirement humaine – une désacralisation des relations humaines dans le cadre conservateur iranien. Son regard sur la sexualité, notamment, explique le caractère polémique de l’œuvre auprès des autorités du pays. L’acte sexuel, au sein d’un couple, est traité comme une obligation autant pour les femmes qui parlent « des travaux de jour et de nuit » que pour les hommes qui rechignent également à la tâche. Ainsi, sous ses allures de quotidien banal, Le vent nous emportera est une œuvre éminemment politique qui questionne, avec acuité et spiritualité, les enjeux moraux et sociaux d’un Iran à deux vitesses.

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le 9 févr. 2018

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