Les visages de Vogler (Max von Sydow), de son jeune assistant (Ingrid Thulin) et de la vieille sorcière (Naima Wifstrand) hantent ce conte fantastique à la poésie profonde, qui plonge ses racines dans nos cauchemars d'enfance. L'épopée dramatique et dérisoire de Vogler & Cie interroge nos raisons d'être : doit-on rejeter l'inexplicable ? autopsier l'illusion ? que lisons-nous sur un visage ? nos lumières et nos ombres indéracinables ? le visage n'est-il qu'un masque, l'illusion, la face vivante de l'être qui sans cesse se dérobe à la perquisition de la police, de la science, de tous les pouvoirs ?


Vers 1850 une troupe d'illusionnistes adeptes de magnétisme est arrêtée par le préfet de police Starbeck et gardée à vue à Stockholm chez le consul Egerman. Aiguillonnés par leur conseiller médical Vergérus, ils accusent Vogler et ses comparses de charlatanisme. Leur double jeu entre science et spectacle est démasqué ! Par une nuit d'orages et d'éclairs, une lutte féroce s'engage entre des notables scientistes et l'insaisissable docteur Vogler. Ce dernier est-il un savant adepte de Mesmer, le théoricien du magnétisme animal ? ou bien un thaumaturge en contact avec l'invisible ? ou un vulgaire charlatan ?


Trois visages en quête d'eux-mêmes attirent et fascinent, mais le visage inexpressif de Max von Sydow s'impose d'emblée. Blême de maquillage entre perruque et barbe postiche, il persiste dans son mutisme. Que lire sur ce visage de pharaon jaloux de ses secrets ? un néant reflétant le vide ou l'ignorance de ses interlocuteurs ? Il y lisent leurs angoisses comme dans un miroir. Tel Nicolas Stavroguine (prince noir des "Démons" de Dostoïevski) Vogler est un trou noir d'antimatière, aspirant les êtres influençables, désorientés et suicidaires.


Ottilia Egerman, incomprise de son mari, est saisie d'une espérance démentielle : le docteur Vogler peut-il lui rendre sa fille récemment décédée ? Ne peut-il triompher de la mort ? Parallèlement un certain Johan Spegel (le miroir) meurt poignardé, ressuscite grâce à de l'eau de vie, agonise une seconde fois dans un cercueil de magicien... Et son corps ne subit-il pas le scalpel d'une autopsie à l'image de ses rêves masochistes ?


De même le visage d'Ingrid Thulin à la beauté androgyne déroute ou attire par son ambiguïté sexuelle. Qui est ce Janus à double faces ? (Je n'en dirai pas plus !). Et le visage de Naima Wifstrand participe à la féérie - cette sorcière aime murmurer des berceuses aux jeunes filles et rechercher les mandragores près des gibets, alliant ainsi l'amour à la mort. Si un pressentiment lui révèle la pendaison future d'un cocher, elle vend ses philtres d'amour comme des petits pains...


La musique double merveilleusement la beauté formelle des images et des plans, renforce son atmosphère fantastique. Des accords de guitare rythment la pause des voyageurs silencieux près d'un gibet, agacés par les cris d'un corbeau de mauvais augure... avant la traversée de marécages où la mort rode. Dans un grenier où l'autopsie réalisée par l'arrogant Vergérus (Gunnar Björnstrand) s'avère illusoire, le tambour double ses battements de coeur, des hochets de tambourin exaspèrent sa terreur. Quel délice pour la rancune d'un fantôme facétieux !


Bergman dénonce ses propres qualités d'illusionniste ("Tout n’est que supercherie et mensonges, doubles fonds et trucages" déclare l'assistant Aman), mais il les assume au cours d'une période créatrice exceptionnelle (1956-1958). La cuisine du consul est le théâtre de scènes de séduction, de réparties grivoises entre la cuisinière et le bonimenteur de la troupe, entre son cocher (un jeune puceau) et Sara une servante expérimentée (Bibi Andersson). Ces interludes d'amour et d'humour ancillaires alternent avec des épisodes fantastiques entre de longues confrontations dramatiques.


Le cinéaste-dramaturge multiplie les variations sur l'ambiguïté et la dualité humaines, sur ses désirs contradictoires, sur la complexité des rôles que nous jouons face à la société et face à nous-mêmes. Les derniers ne seront-ils pas les premiers ? Les bourreaux qui humilient (Egerman, Starbeck, Vergérus, Vogler) sont châtiés par leurs victimes, les morts ressuscitent à une vie supplémentaire et d'anciens prisonniers obtiennent leur grâce et une invitation pour leur spectacle de magnétisme au palais royal.

lionelbonhouvrier
9

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes CiNéMa & PoéSiE, Top 100 FiLmS, En BoNnE CoMpAgNiE (2017/2023), InGMar BeRGmAn ou les visages multiples de l'âme et Les meilleurs films d'Ingmar Bergman

Créée

le 13 déc. 2018

Critique lue 246 fois

4 j'aime

4 commentaires

Critique lue 246 fois

4
4

D'autres avis sur Le Visage

Le Visage
Aramis
8

Faux-semblant

« Le Visage » est le 21e film d’Ingmar Bergman, sorti en 1958, dans la lignée de son impressionnante cuvée 1957 : « Les Fraises sauvages » et « Le Septième Sceau ». Dès les premiers plans du film, où...

le 11 févr. 2016

11 j'aime

Le Visage
lionelbonhouvrier
9

Le visage ou l'énigme inépuisable de l'être

Les visages de Vogler (Max von Sydow), de son jeune assistant (Ingrid Thulin) et de la vieille sorcière (Naima Wifstrand) hantent ce conte fantastique à la poésie profonde, qui plonge ses racines...

le 13 déc. 2018

4 j'aime

4

Le Visage
zardoz6704
8

Un joli conte fantastique

Allez jusqu'aux pointillés pour éviter le résumé, si vous n'avez pas vu le film. 1846. Un petit groupe de saltimbanques et leur cocher tombent sur un comédien agonisant. Ils sont arrêtés à un...

le 10 avr. 2014

3 j'aime

Du même critique

Pensées
lionelbonhouvrier
10

En une langue limpide, un esprit tourmenté pousse Dieu et l'homme dans leurs retranchements

Lire BLAISE PASCAL, c'est goûter une pensée fulgurante, une pureté de langue, l'incandescence d'un style. La langue française, menée à des hauteurs incomparables, devient jouissive. "Quand on voit le...

le 10 nov. 2014

30 j'aime

3

Le Cantique des Cantiques
lionelbonhouvrier
9

Quand l'amour enchante le monde (IVe siècle av. J.-C. ?)

Sur ma couche, pendant la nuit, j’ai cherché celui que mon cœur aime ; je l’ai cherché et je ne l’ai point trouvé. Levons-nous, me suis-je dit, parcourons la ville ; les rues et les places, cherchons...

le 9 nov. 2014

23 j'aime

7