« Le Visage » est le 21e film d’Ingmar Bergman, sorti en 1958, dans la lignée de son impressionnante cuvée 1957 : « Les Fraises sauvages » et « Le Septième Sceau ». Dès les premiers plans du film, où l’on découvre les silhouettes discrètes d’une troupe hétéroclite se découpant dans un magnifique panorama aux nuances contrastées, l’analogie avec ce dernier est évidente.


Une calèche est arrêtée à l’orée d’une forêt. Ses occupants s’accordent un instant de repos avant de pénétrer dans les bois obscurs aux formes fantomatiques et angoissantes. Il s’agit de la troupe théâtrale du fantasque Albert Emmanuel Vogler, illusionniste et magnétiseur aux pouvoirs réputés surnaturels. Le magicien voyage avec sa grand-mère, son agent Tubal et son assistant Aman. Le répit s’achève et l’équipe, mutique, reprend place à bord du véhicule pour la traversée de la sylve ; ils sont en effet attendus à Stockholm, qu’ils espèrent atteindre avant la tombée de la nuit.


Faute d’un public en liesse, c’est la maréchaussée qui accueille la compagnie à son arrivée en ville. Arrêtant la diligence à l’entrée de la cité, les policiers prennent place sur les marchepieds et dirigent l’attelage jusqu’à la demeure d’un notable local : le consul Egerman. Poliment, mais sans amabilité, les comédiens sont escortés face au propriétaire des lieux. Celui-ci les reçoit avec deux de ses amis : le préfet de police Starbeck, et le médecin Vergerus. La discussion – l’interrogatoire, plutôt – s’engage, très froidement, entre ces hommes puissants et le volubile Tubal. Une représentation privée sera donnée demain, en attendant, Vogler et ses charlatans dîneront en cuisines, avec les domestiques, conclut le trio. Dans cette maison hypocrite, les façades sont trompeuses, les sourires, malicieux, et les mots, lourds de sous-entendus.


Bergman met en scène une troupe d’artistes du spectacle, comme il s’est plu à le faire à de nombreuses reprises au cours de sa carrière. Le film, « Le Visage », sera placé sous le signe du faux-semblant, de l’apparence et de la duperie. D’une manière ostensible, il oppose les représentants d’un pouvoir tangible et bien réel : le gouverneur, le soldat, le scientifique aux maîtres du domaine spirituel. Les premiers, bravaches, se jouent des seconds, qu’ils pensent écraser et humilier. Mais, dans « Le Visage », tout n’est qu’apparence : le mépris du docteur dissimule une terreur bien réelle face à des phénomènes qu’il ne comprend pas, tandis que le législateur cherche désespérément des réponses à ses questions métaphysiques.


Avec une ironie certaine, Bergman épingle les relations humaines, entièrement basées sur le mensonge, peignant dans « Le Visage » un éventail révélateur – et bien égratigné ! – de toutes les franges de la population. Les dames sont superficielles et impressionnables, séduites par de belles promesses ou une prestance tourmentée. Les messieurs sont roublards et peureux, prompts à recourir à tous les artifices pour parvenir à leurs fins… ou à se débiner face à la difficulté. Seules quelques âmes ont saisi la vacuité de la communauté, qu’elles contemplent avec une distanciation lasse – ou amusée ?


« Le Visage » c’est celui du film, superbement capturé par Gunnar Fischer. Le noir et blanc merveilleux du chef opérateur de Bergman accentue les ombres et souligne les silhouettes. L’on retrouve quelques plans prisés par le réalisateur, des figures des personnages se découpant sur le fond clair de l’horizon aux scènes de repas magnifiquement illustrées. Fischer donne à ses environnements une impression de relief et de profondeur remarquables tout en nimbant la pellicule d’une atmosphère aux tons éthérés. Il accentue ainsi la dualité des mondes : matériel et rassurant d’un côté, porté par des formes claires et connues (la table, le verre, l’assiette) d’un côté, mystérieux et angoissant de l’autre, où les lumières vacillent et la brume s’obscurcit. Les quelques lieux où se déroule l’action sont captés avec la maestria d’un « Septième Sceau » ou des « Fraises sauvages », offrant un écrin somptueux au spectacle.


« Le Visage » c’est celui de la matriochka, la poupée russe à l’expression figée et au sourire idiot qui en dissimule (au moins) une autre. Rien n’est vrai, et tous les masques tombent les uns après les autres, parfois à la limite du fantastique, mais non sans une logique diablement rationnelle. Ce que l’on pensait acquis s’effondre l’instant d’après, celui qu’on jurait menteur se révèle honnête un moment plus tard… Bergman propose un divertissement efficace et terriblement jubilatoire, succession de péripéties et de retournements de situation cohérents et maîtrisés.


Enfin, « Le Visage » c’est aussi la face hébétée de Max von Sydow, la figure sculpturale d’Ingrid Thulin, la frimousse irrésistible de Bibi Andersson et le faciès hautain de Gunnar Björnstrand. Bergman y dirige ses acteurs habituels qui sont presque tous excellents, composant autant de personnages aux individualités marquées et aux personnalités fouillées, qui ont tous leurs moments de gloire. Le film se distingue par une multitude de saynètes mettant à l’honneur chacun des convives et les comédiens ne se font pas prier : pourquoi ne pas en profiter pour s’amuser, puisque tout est vain ?


Dernière friandise Bergmanienne des années 1950, « Le Visage » est un film-gigogne aux multiples enchevêtrements, aussi bien narratifs que visuels. L’œuvre paraît riche et complexe dans les thématiques qui y sont abordées. Mais c’est peut-être là l’ultime tromperie, le dernier faux-semblant : tout n’est que futile apparence, et il ne faut pas y prendre grand-chose au sérieux, conclut-on avec un ultime sourire malicieux.

Aramis
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le 11 févr. 2016

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Aramis

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