Le Voleur de Louis Malle sort en 1966, au beau milieu d'une décennie marquée par l'insouciance, théâtre d'une révolution des mœurs. En contrepoint à cette légèreté, à contre-courant d'un âge d'or du western et de la comédie musicale, annonçant presque Le Cercle Rouge et Le Samouraï de Melville, le cinéaste offre un thriller d'une noirceur et d'une sécheresse inquiétantes, se déroulant au crépuscule du XIXème siècle. Nimbé d'une atmosphère proustienne, Le Voleur dresse le portrait d'un homme qui a fait du larcin son art de vivre, son credo, sa raison d'être. Je vole donc je suis.

Rarement le sujet d'un film aura autant conditionné sa forme : au-delà du portrait, Louis Malle fait du vol le moteur de sa mise en scène, à travers des mouvements de caméra aussi efficaces que minimalistes, un montage, une gestion de l'espace et un jeu d'acteurs millimétrés, montrant les effractions en temps réel, parfois en plans séquences, dépouillant son objet filmique de toute musique, de tout effet spectaculaire gratuit. La maîtrise du metteur en scène trouve un équivalent troublant dans celle du voleur, George Randal, incarné par un Jean-Paul Belmondo à contre-emploi, qui apparaît progressivement, au fil de ses crimes, comme le centre de gravité d'une vision désenchantée du monde, un monde sclérosé, rongé par la folie de l'argent, peuplé de vieux bourgeois libidineux et de mondaines aussi capricieuses que sournoises, préfigurant avec une lucidité redoutable notre actuelle société capitaliste. Robin des Bois des temps modernes, désabusé et cynique, George Randal ne trouve sa place dans cet univers crépusculaire qu'en le volant, véritable Jacques Mesrine de la « belle époque », l'exubérance en moins. Car s'il partage avec le célèbre bandit clichois le même mépris des possédants, Randal suit sa voie propre, plus discrète, moins pétaradante, celle d'un loup solitaire, silencieux, ne se vantant jamais de ses forfaits, les avouant presque avec douleur à ses rares confidents, tel l'inoubliable abbé Félix, bandit incarné par Julien Guiomar.

Vivant cachés, se réfugiant telles des créatures de nuit dans les zones d'ombres d'une fin de siècle mortifère, les criminels du film de Louis Malle ne sont pas des héros. Le Voleur se donne à voir littéralement comme une vision clinique de la fin d'un temps glorieux, celui des bandits au grand cœur. Belmondo incarne l'antithèse du personnage de Cartouche, auquel il prêtait ses traits quelques années plus tôt, en 1962, dans le film éponyme de Philippe de Broca. Finis les péripéties échevelées, le ton léger, la fraîcheur bondissante et enthousiaste des voleurs d'antan. Tragique à plus d'un titre, l'intrigue se pare d'une noirceur parfois éprouvante dans la mort des valeurs qu'elle met en scène. Fresque neurasthénique, fascinante dans sa morbidité, s'autorisant quelques savoureuses escapades dans l'humour noir (l'agonie de l'oncle de Randal), Le Voleur est une aventure d'un nouveau genre, une aventure malade, traversée d'images ténébreuses hypnotiques, d'antihéros épris de liberté, dont la solitude radicale n'a pas fini de faire écho à l'individualisme forcené de notre temps. Un grand film à redécouvrir autant pour sa force d'évocation que l'énergie désespérée qu'il déploie, depuis nos rétines jusqu'au fond de nos consciences.
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le 16 oct. 2011

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