Le Voleur d’arc-en-ciel est une œuvre bien à part dans la filmographie très restreinte d’Alejandro Jodorowsky. Sorti en 1990, un an après l’acclamé Santa Sangre, ce film est le résultat d’une commande acceptée par « Jodo' » dans le but de gagner un peu d’argent pour financer ses projets plus personnels. Or on le sait, Alejandro a besoin de libertés pour s’exprimer. Bon nombre de fois les producteurs ont fui devant ses idées farfelues, sa violence, ses personnages difformes, ses obsessions sexuelles. Mais c’est aussi cela qui fait de Jodorowsky un grand artiste : son ambition, sa folie, et surtout sa passion sans limite. Pourtant, alors que le franco-chilien désavouera par la suite son rejeton, Le Voleur d’arc-en-ciel est loin d’être aussi impersonnel et formaté qu’on l’entend, et ce de la bouche même de son père.


Dans une ville qui pourrait être Venise, où bateaux de pêche et canaux quadrillent un paysage à l’air marin, Dima (Omar Sharif) est un clochard qui habite les égouts et vole aux étalages pour survivre. Aux antipodes de la société, le millionnaire Rudolf (Christopher Lee) tombe dans le coma tandis que son neveu, Melagree (Peter O’Toole), héritier supposé de son immense fortune, fuit la maison familiale où les autres membres se disputent l’héritage en attendant le décès de l’oncle inconscient. Accompagné de son chien, Melagree tombera par hasard sur Dima, avec qui il deviendra ami et partagera les égouts plusieurs années sans donner signe de vie.


D'emblée le casting est parfait : un binôme touchant qui assure un beau film sur l’amitié, entre deux immenses acteurs et personnages hauts en couleur. D’un côté, Omar Sharif est un vieux roublard à la fois hors société et qui connaît la ville comme la poche décousue de ses haillons. De l’autre, Peter O’Toole est un noble fuyant le monde et sa famille, un peu fou, qui a reconstitué dans les égouts son habitat princier (lustres, fauteuils, rideaux et bureaux ostentatoires viennent orner les sous-terrains humides de la ville) et dont la principale occupation est de converser avec son chien mort qu’il fait répondre par ventriloquie.


La folie et la solitude qui poussent à maintenir faussement en vie ceux qui sont morts, comme des marionnettes ? Cela a de quoi rappeler Santa Sangre. Au même titre que deux ermites qui vivent sous-terre jusqu’à trouver la rédemption fait écho au personnage d’El Topo, « la taupe », qui s'enferme dans une grotte pour fuir le monde quelques années.
Ces parallèles ne sont pas anodins, ni des exceptions. Le Voleur d’arc-en-ciel fourmille de détails, de thématiques et de personnages on-ne-peut-plus « jodorowskiens ».



Jodo' ne meurt jamais



Dès le début, on sait que l’on est chez Jodorowky, en découvrant le personnage de Christopher Lee se déplacer chez lui à dos de vache électrique à roulettes. Du surréaliste, il y en aura – et heureusement. Puis l’arrivée de prostituées à forte poitrine, et plus tard du personnage d’Ambrosia (amante corpulente de Dima), rappellent que chez le cinéaste les femmes qui ont des formes matérialisent le désir sexuel dans ce qu’il a de plus charnel (comme la femme à l’embonpoint qui fascine et attire le jeune Alejandro de Poesia sin Fin).
Toujours dans les archétypes de personnages, les infirmes (ou freaks) présents dans tous ses films sont aussi de la partie, du géant au nain en passant par les aveugles. Dima déambulera dans un carnaval, au milieu des défilés déguisés que l’on retrouve là encore dans Poesia sin Fin, et passera devant des numéros de cirque et de théâtre, faisant écho au décorum de Santa Sangre.


Du reste, on peut encore citer des cartes de Tarot qui feront se rencontrer les protagonistes (Jodorowsky est lecteur de cartes de Tarot ; il en fait encore aujourd’hui des séances régulières), une satire acerbe de la bourgeoisie et de l’opulence matérielle en général, et bien sûr le thème du rejet familial dont est victime Melagree et qui sera la clé de voûte de ses œuvres autobiographiques les plus récentes.



Vers son public, ou au-delà ?



S’il y a donc un reproche qu’il me semble interdit de faire au Voleur d’arc-en-ciel, c’est d’être impersonnel. Tout Jodorowsky est là, en petites doses, certes, mis en scène avec moins d’artifices et de manière moins grandiloquente, mais là quand même. Et ce que l’on perd en symbolique philosophico-psychanalitique, on le gagne en simplicité et en légèreté pour un film moins profond mais aussi moins lourd à digérer.


Oui, l’extravagance habituelle est limitée, les expérimentations purement artistiques lissées, la réalisation muette, mais il se dégage quand même de l’ensemble une poésie unique, propre au cinéaste. En témoigne un final doux et mélancolique, plein d’émotions, sublimé par une bande-son vraiment soignée.


Car même la morale, finalement, est très « jodorowskienne », quitte à recycler celle de La Montagne sacrée :


la promesse d’une richesse qui, contrairement à ce que les personnages croient durant tout le film, n’est pas matérielle (l’argent et le luxe), mais spirituelle (le salut et l’éternité de l’âme). D’ailleurs, le chien de Melagree, qui représente la transcendance éternelle de l’âme, s’appelle… Chronos.



« Je t’ai promis de l’or, tu en auras. Comprends-tu ce qu’est l’or ? […] un or bien plus précieux que ton argent, celui de l’âme purifiée, transcendée »



Si l’approche plus sage et le recyclage de certaines thématiques pourra peut-être décevoir les inconditionnels du réalisateur (dont je fais pourtant partie), donnant l’impression d’un film qui parle de choses déjà dites en mieux dans des œuvres précédentes, Le Voleur d’arc-en-ciel est pour eux aussi une grande bouffée d’air frais, dans une filmographie où la plupart des films sont d’une densité déconcertante. Une œuvre très certainement destinée à ceux qui ne connaissent pas Alejandro Jodorowsky, et qui craignent de plonger dans les abysses illuminées de ses délires. Une porte d’entrée plus douce, plus grande, plus droite, mais qui cache derrière elle la promesse de paysages tout aussi iridescents.

Grimault_
6
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Les meilleurs films d'Alejandro Jodorowsky et 2018, l'année de la cinéphilingite !

Créée

le 15 août 2018

Critique lue 682 fois

13 j'aime

Jules

Écrit par

Critique lue 682 fois

13

D'autres avis sur Le Voleur d'arc en ciel

Le Voleur d'arc en ciel
AMCHI
7

Critique de Le Voleur d'arc en ciel par AMCHI

Les 2 acteurs de Lawrence d'Arabie Peter O'Toole et Omar Sharif se retrouvent 30 ans plus tard dans ce film de Jodoroswsky, ce dernier n'a jamais été satisfait du Le Voleur d'arc en ciel (son seul...

le 30 juil. 2012

4 j'aime

2

Le Voleur d'arc en ciel
Araimifan
5

Critique de Le Voleur d'arc en ciel par Araimifan

Repost Letterboxd:Comment dire... déjà juste voir "Alexandro" plutôt qu'Alejandro dans le générique d'ouverture on sent que ça va mal. On sent aussi que c'est pas lui qui a écrit le scénario. Je...

le 7 sept. 2023

Le Voleur d'arc en ciel
stebbins
8

Dieu, le prince et le doryphore

The Rainbow Thief demeure certainement le seul long métrage de Jodorowsky à l'identité artistique en partie commerciale. Adoptant comme têtes d'affiche l'excellent Christopher Lee, le remarquable...

le 8 sept. 2019

Du même critique

Le Château ambulant
Grimault_
10

Balayer derrière sa porte

Dans le cinéma d’Hayao Miyazaki, Le Château ambulant se range dans la catégorie des films ambitieux, fantastiques, ostentatoires, qui déploient un univers foisonnant et des thématiques graves à la...

le 1 avr. 2020

158 j'aime

31

OSS 117 : Alerte rouge en Afrique noire
Grimault_
3

Le temps béni des colonies

Faire une suite à un diptyque désormais culte a tout du projet casse-gueule. D’autant que Michel Hazanavicius est parti et que c’est Nicolas Bedos aux commandes. Certes, ce dernier a fait ses preuves...

le 4 août 2021

120 j'aime

20

Solo - A Star Wars Story
Grimault_
4

Quand l'insipide devient amer.

Solo : A Star Wars Story est enfin sorti, après un tournage chaotique et une campagne marketing douteuse, à l’image d’un projet dès son annonce indésirable que l’on était en droit de redouter. Si le...

le 27 mai 2018

112 j'aime

34