Néo-Réalisme


Avec la précision d'un documentaire et la puissance émotionnelle d'un cinéma qui oscille entre humanisme et désillusion, le film dresse une photographie sociale de la classe populaire italienne d'après-guerre. Tout au long du film, De Sica film l'errance d'un homme qui poursuit un but. Ce but n'est ni plus ni moins que sa propre survie et celle de sa famille dans la lutte contre la pauvreté.
Issu d'une classe populaire, il trouve un emploi dans un contexte social qui laisse la part belle à un fort taux de chômage, comme le montre le tout début du film qui met en scène une foule de travailleurs à la recherche d'un emploi. Cet emploi lui nécessite la possession d'une bicyclette. Avec ce début, De Sica montre la précarité de tout un pan de la population : banlieues austères, appartements miteux, et rudesse des habitudes de vie où les sacrifices sont inhérents à la survie des personnages : ainsi, le personnage principal acquiert son outil de travail, la bicyclette (qu'il avait déjà mise en gage pour permettre une rentrée d'argent), après certains sacrifices consentis par sa propre femme qui prend l'initiative de mettre des draps en gages pour récupérer cette bicyclette. Si on peut y voir là une forme de cercle vicieux dans lequel s'enferment les personnages en multipliant ces sacrifices dans une volonté de faire face aux aléas de la vie auxquels les soumet la classe sociale à laquelle ils appartiennent, ce début semble toutefois marquer pour eux l'espoir d'une vie meilleure. Mais la tournure que prend la suite du film vient, quant à elle, bousculer les attentes des personnages et notamment celles d'Antonio Ricci, le protagoniste principal.
Alors qu'il entame son premier jour de travail, sa bicyclette lui est volée. Dans la mesure où cette bicyclette lui a permis d'occuper cet emploi, le vol de celle-ci apparaît alors comme l'élément dramatique déclencheur des péripéties de la suite du film et celui qui va être la source des tourments d'Antonio. En effet, le vol de la bicyclette menace l'espoir qu'il s'était fixé quant à l'amélioration des conditions de vie de sa famille et à la volonté d'échapper au contraintes de son appartenance à une classe défavorisée (ou du moins d'atténuer ces contraintes).
Ce bouleversement dramatique va entraîner l'errance d'Antonio dans les rues de Rome, accompagné de son propre fils, dans le but de retrouver la bicyclette et donc l'espoir d'atteindre un but, celui d'une vie meilleure. Cette errance va amener le père et le fils à multiplier les lieux de recherche et les rencontres.


De l'importance de la gestion de l'espace et de la multiplicité des décors


Chaque décor filmé et chaque rencontre effectuée constituent un élément qui s'inscrit dans l'ensemble de cette photographie sociale effectuée par De Sica : mendiants, policiers, séminaristes religieux, marchands, voyante et prostituées évoluent dans des espaces tels qu'une église, des marchés, des ruelles étroites, un pont, un restaurant, des maisons défavorisés ou encore une maison clause. Cette multiplicité des lieux apporte une sève certaine dans la description chirurgicale du visage social d'une population démunie.


Fractures


En outre, plus le personnage d'Antonio avance dans sa quête de l'objet perdu, plus sa relation aux autres se dégrade. Si au départ, il est entouré d'amis l'aidant dans sa recherche, il se retrouve progressivement isolé avec son fils comme unique soutien alors que les autres deviennent des obstacles à son but. Au fur et à mesure que son obsession de retrouver son bien grandit (cette obsession est marquée par une omniprésence grandissante des bicyclettes dans les décors), la fracture avec le monde qui l'entoure (il faut entendre par là ceux qui partagent sa propre condition sociale) s'en retrouve développée et accentuée. Ce constat prend son ampleur dès la rencontre avec le mendiant qui vend une bicyclette à un jeune homme. Le personnage d'Antonio est convaincu qu'il s'agit de la sienne alors que le spectateur n'en a pas la certitude. La rencontre entre le personnage d'Antonio et le mendiant s'effectue dans la rue pour se poursuivre dans une église. La scène dont il est question marque un contraste entre la confrontation d'Antonio avec le mendiant qu'il menace voir violente pour tenter d'obtenir l'information qui lui permettrait de trouver son salut ET la nature de l'endroit dans lequel prend place la scène : alors qu'elle est censée représenter un endroit d'apaisement dans lequel les êtres humains se retrouvent dans un esprit de partage et d'unité, l'église devient le théâtre d'une confrontation violente entre Antonio et le mendiant. Une scène qui illustre tout le paradoxe et les névroses d'une société italienne d'après-guerre. A partir de là, la situation d'Antonio se dégrade : il consulte une voyante alors-même qu'il reprochait cette naïveté à sa propre femme au début du film, il violente son fils, un inconnu qu'il reconnaît comme étant son voleur, s'attirant les foudres du voisinage de ce dernier pour finalement finir par perpétré le délit qui l'a conduit dans cette situation : le vol d'une autre bicyclette, alors même que les bicyclettes envahissent obsessionnellement le cadre dans une série de plans illustrant toute la détermination du personnage à favoriser l'évolution sociale des siens.


Mais à l'échec qu'il a eu à retrouver son bien, vient s'accumuler celui qu'il a eu à commettre le vol dont il a lui-même été victime et qui vient mettre fin à une errance qui se termine concrètement mais continuera pour lui et sa famille dans sa vie de tous les jours.


Le Voleur de Bicyclette est le constat acerbe d'une société désunifiée et dans laquelle le contexte social favorise davantage l'individualisation. La journée d'Antonio s'achève alors sur ce constat : un espoir brisé et la fatalité à rester dans sa condition.

Kahled
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le 5 oct. 2016

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