Le Voyage de Chihiro
8.4
Le Voyage de Chihiro

Long-métrage d'animation de Hayao Miyazaki (2001)

Le voyage de Chihiro est un court-métrage d’animation réalisé par Hayao Miyazaki en 2001. Il connaît un succès colossal, bat le record absolu du nombres d’entrées au Japon et y devient le film le plus rentable de l’histoire. Ce film raconte les aventures de l’héroïne éponyme qui, alors qu’elle se rend dans sa nouvelle maison suite à un déménagement, se retrouve malgré elle dans le monde des esprits. Après la transformation de ses parents en porcs, elle se voit obligée de prendre un emploi dans l’établissement des bains de la sorcière Yubaba afin de leur rendre leur véritable apparence et de retrouver le monde humain.


On peut y voir une référence à l’univers d’Alice au pays des merveilles, avec notamment la traversée du tunnel qui va marquer le lien entre deux mondes. Un autre point commun est le rapport des personnages avec l’alimentation. En effet, celle-ci a des conséquences (pour le moins négatives) sur les personnages: les parents de la jeune fille se voient transformés en cochons (critique de la gourmandise, Hansel et Gretel) et le Sans-Visage (Hello Arya Stark) grandit au fur et à mesure de ses ingurgitations. Ils ont cependant parfois la fonction de médicaments, notamment pour Haku et ce même Sans Visage, éliminant le mal plutôt que de le provoquer.


Dans l’œuvre de Lewis Carroll, la protagoniste se rend compte à la fin que toute son aventure n’était qu’un songe. Est-ce également le cas ici ? Force est de constater que tout comme les rêves, les individus de ce monde ne s’éveillent que la nuit. De plus, les multiples créatures toutes plus étranges les unes que les autres pourraient très bien être une invention de Chihiro. Cependant, malgré tous les indices laissant à penser à un monde onirique, on se rend compte que la fillette garde au dénouement de son périple le ruban que lui avait offert la Sorcière des bois. Malgré le trou de mémoire de ses paternels, nous savons donc que ce n’était pas un rêve. De plus, à leur retour leur voiture est recouverte de feuilles et remplie de poussière, ce qui laisse à suggérer qu’un temps important s’est écoulé entre l’arrivée et le départ de la famille.


Dans Le voyage de Chihiro, la fillette se retrouvé propulsée malgré elle au cœur de l’engrenage du monde des bains (les «onsen» en japonais). Par cet intermédiaire, Miyazaki expose à ses spectateurs une critique non dissimulée de la société contemporaine, touche de réalisme douloureuse dans ce monde imaginaire. L’avarice semble en être le principal fléau, et elle est posée comme un problème dès le début avec ces répliques venant du père de Chihiro: «Mange, on paiera plus tard» «Et j’ai mon porte-feuille et ma carte de crédit». Le meilleur exemple reste tout de même celui de l’or qu’offre le Sans-Visage, sur lequel tous les employés se jettent et qui cause leur perte. D’après le réalisateur lui-même, le Sans-Visage est supposé représenter le Japon contemporain. Ce personnage plonge dans la consommation, le culte de l’argent, ce qui crée chez lui un comportement parfois violent et excessif. Il se prélasse dans l’excès et en demande toujours plus, seulement il est seul au monde et le dit lui-même à Chihiro, cela ne lui apporte absolument rien.


Cet créature monstrueuse pourrait sembler au premier abord profondément mauvaise. Cependant, comme dans la plupart des films de Miyazaki, on ne peut pas se baser sur un schéma manichéen afin d’analyser ses protagonistes. Ils ne sont pas rangés dans les catégories du bien ou du mal, mais sont en réalité bien plus complexes que cela, tout à fait ambiguës. Si la Sorcière Yubaba semble être la méchante idéale, elle n’apparaît au final que comme une grand-mère en manque d’amour qui tient à respecter ses promesses ainsi que les lois de son monde. Quand à sa sœur Zeniba, bien qu’elle apparaisse comme le contraire de cette dernière, donc en gentille grand-mère, elle peut se révéler d’une cruauté effrayante, comme par exemple lorsque Haku lui vole son sceau.


Mais revenons-en à nos cochons. Les esprits (fleuves, montagnes…) viennent donc se ressourcer dans les bains de Yubaba, abîmés par les constantes constructions et autres progrès des humains. Miyazaki déclare lui-même qu’à notre époque, «il ne fait pas bon être un dieu». On peut voir dans ce film une forme de Shintoïsme, la religion de la nature au Japon, ainsi qu’un message écologique constant, bien que moins prononcé que dans Princesse Mononoké.


Si le monde du travail est critiqué, il est absolument nécessaire pour Chihiro de s’y intégrer afin d’avancer. «S’ils se retrouvent au chômage, ces petits ne tarderont pas à disparaître», dit le vieux Kamaji à propos des boules de suie. Autrement dit, dans ce monde, tu travailles ou tu n’es rien. Comment fait alors la jeune fille pour ne pas se laisser happer par cet engrenage de consommation, de déshumanisation? C’est bien simple, en réalité: elle garde en tête la raison pour laquelle elle s’est mise à travailler. Elle le garde en mémoire, et ce thème est l’un des thèmes récurrents tout au long de ce film, donnant lieu à une très jolie citation «On n’oublie jamais les gens qu’on a rencontré, on a juste du mal à s’en souvenir».


Dans un premier temps, il est implicite. Miyazaki nous montre l’importance de la mémoire en introduisant dans son films de très nombreuses références à de multiples croyances. «Nous possédons une tradition ô combien abondante, tradition que nous avons le devoir de leur transmettre.», dit-il en parlant des enfants. Les allusions ou les emprunts sont très abondants, que ce soit dans le domaine du cinéma, de la littérature, ou encore des légendes. Tout d’abord, dans sa propre filmographie. Il est possible de songer au Château ambulant: en effet, comme Hauru, Haku est arrivé dans le but d’acquérir des pouvoirs auprès d’une sorcière mais cela a mal tourné. Nous pouvons aussi reconnaître sans peine les adorables boules de suie, déjà présentes dans Mon voisin Totoro, et il va sans dire que le dieu des radis rappelle Totoro lui-même, dans une scène totalement calquée sur celle de la rencontre entre la fillette et le monstre.


Toujours au niveau du cinéma, comment ne pas penser à Bastien sur le dragon Falkor (L’histoire sans fin) lorsque l’on voit Chihiro sur le dos d’Haku? Ou bien à la célèbre lampe des studios Pixar quand le lampadaire guide la fillette et ses compagnons chez la sorcière de la forêt? Si ces références ne sont pas forcément perçues du public au premier abord, d’autres sont totalement évidentes: Alice au pays des merveilles, mentionné plus haut, Le magicien d’Oz ou encore Coraline (dont vous pouvez retrouver ma critique ICI). Ce sont tous des contes d’apprentissages, dans lesquels la protagoniste s’affirme, devient indépendante et/ou évolue dans un monde qui n’est pas le sien, dans lequel elle a été propulsée contre son gré.


Enfin, les références mythologiques. Pour les fervents adorateurs de la mythologie grecque, c’est un véritable régal de les découvrir tout au long du film, plus ou moins dissimulées. La plus évidente d’entre toutes est celle du mythe d’Orphée, quand la fillette quitte ce monde et qu’elle ne doit pas regarder en arrière; ce qu’elle ne fait pas, à la différence du héros. Il est également possible de faire le lien avec Hercule et ses douze travaux lorsque l’on voit Chihiro nettoyer le dieu souillé d’une rivière. En effet, cela rappelle fortement le nettoyage des écuries d’Augias, cinquième des douze travaux du demi-dieu. Finalement, j’ai immédiatement pensé à une harpie lorsque j’ai aperçu Yubaba pour la première fois, quand elle vole dans le ciel, qui se définit par une sorte de corps d’aigle avec une tête de femme.


Dans un second temps, la mémoire est libératrice. Il se trouve que l’on ne peut sortir de ce monde en ne connaissant pas son prénom d’origine et c’est ainsi que la sorcière assoit le pouvoir qu’elle a sur ses employés. La meilleure représentation de cette entrave est clairement Haku. Haku, dont le nom signifie «blanc», tout comme la couleur du dragon, sa véritable forme. Quand au prénom de Chihiro, il pourrait être traduit «mille brasses», ce qui la rattache d’autant plus à son passé avec le jeune homme. Tous les autres personnages ont des noms qui les définissent tout à fait: Kamaji signifie «vieil homme de la chaudière», Bô «petit garçon» et Yubaba «vieille sorcière des bains».


La mémoire est donc effectivement une délivrance, et quelle délivrance! Comment ne pas ressentir ce bonheur incommensurable quand la jeune fille révèle enfin son vrai nom à Haku, lui ôtant les chaines invisibles qui le tiraient en arrière? Cette scène, la beauté des dessins complétée par celle de la magnifique musique… Elle doit être ma favorite, je l’avoue. Tout à fait merveilleuse, elle permet de souligner encore un peu plus l’amour du réalisateur pour les scènes de haut vol.


La jeune fille va subir une déconstruction de son identité. Tout d’abord, elle perd ses parents. Dans un second temps, elle va se voir retirer son nom par Yubaba. En japonais, les prénoms sont constitués de kanji, des caractères qui ont un sens ainsi que plusieurs lectures selon leur agencement et association entre eux. Chihiro est formé de «Sen» (qui signifie «mille») et de «Jin» («brasses»), ce qui correspond parfaitement au personnage de la fillette, celle-ci ayant manqué de se noyer lorsqu’elle était plus jeune. Le choix de ces kanji et leur signification est très important, les parents donnent un véritable sens aux prénoms de leurs enfants, qui est souvent précisé lors des présentations au Japon. Yubaba laisse seulement Sen à la jeune fille, elle lui ôte par ce geste non seulement son identité mais également le lien qu’il lui restait avec ses parents. Petite anecdote afin d’asseoir mon argument : j’ai remarqué que les premiers mots du long-métrage sont «Chihiro? Chihiro!», et que les derniers sont «Chihiro! Viens vite mon ange!». Dans les deux cas, la phrase est prononcée par l’un de ses parents.


C’est cette perte d’identité, de repères, qui va permettre son passage de l’enfance à l’adolescence. La jeune fille se détache peu à peu de ses parents, d’abord contre son gré puis sans s’en rendre compte. Elle se soucie moins de leur sort au fur et à mesure, gagne en indépendance. Elle grandit et évolue en tant que Sen et cet apprentissage lui profitera quand elle regagnera son identité complète. Pour ce faire, la parole apparaît comme très importante. Chihiro apprend à s’exprimer face à ce nouveau-monde. Au contraire, le Sans-Visage qui n’est pas doté de parole propre se heurte à des difficultés, qu’il tente de compenser par un comportement excessif sans aucun résultat satisfaisant, aucune évolution.


Au départ, l’impolitesse de Chihiro lui est reprochée à maintes reprises, on lui apprend ainsi les bases de la politesse. Lorsqu’elle pleure comme un bébé, Haku la réconforte et prend soin d’elle, la nourrit. La petite fille adopte également le même style vestimentaire que Lin, la jeune femme qui la prend sous son aile, comme lorsque enfant nous nous habillions avec les habits trois fois trop grands de nos parents. Cela donne l’impression que même si elle a perdu les siens, elle peut en trouver de nouveaux en leurs personnes.


Cependant, on remarque sa capacité d’adaptation et son émancipation lorsque l’on constate qu’elle remercie les charbons quand ils lui ramènent ses chaussures, ou bien (oh damnation) lorsqu’elle voit enfin ses parents à l’état de cochons et qu’elle leur crie «C’est moi, Sen!». Heureusement, en lui remettant ses anciens vêtements, Haku lui permet de se rappeler son vrai prénom.


Elle est craintive dans un premier temps, sans doute surprotégée par ses parents auparavant («Tu ne risques absolument rien puisque tu es avec moi», «Ne crains rien, tu es avec papa.»), mais elle gagne en confiance et finit par y évoluer paisiblement, se délestant du cocon familial qui lui fermait les yeux face au monde dur et inconnu.


Ce qui n’est pas le cas d’autres personnages. Exemple phare, le bébé de Yubaba ! J’en avais eu très peur au premier visionnage, il me mettait extrêmement mal à l’aise et me paraissait menaçant à première vue. Et bien, après quelques années… Cela n’a pas changé. Comment rester de marbre quand un nourrisson, les fesses à l’air, propose le plus naturellement du monde d’entraîner votre mort prochaine ou de vous casser le bras? Je pense que quelque part, cet enfant-roi est le reflet de ce qu’était la jeune fille au début: trop couvée, trop capricieuse… Évidemment, ces traits sont exagérés et grossiers, en bonne caricature. D’après Miyazaki lui-même, Bô incarne «l’absolue bêtise des mères japonaises qui cherchent à être aimées à n’importe quel prix». A l’image de la fillette, il va cependant s’ouvrir peu à peu au monde extérieur, curieux et excité par ses découvertes.


Je dirais alors que le maître Miyazaki a réussi son pari et bien plus encore. Il souhaitait réaliser un film avec une héroïne banale, destiné aux petites filles de dix ans. Chihiro se trouve être un bien bel exemple pour le jeune public comme pour les plus âgés. Bien que la petite fille soit très maladroite, elle n’en démord pas et l’on ne peut qu’admirer sa détermination. On insiste beaucoup sur la petite taille et le jeune âge de celle-ci, ce qui nous rappelle sans cesse qu’elle ne reste qu’une fillette. Dans la scène où elle se confronte au Sans-Visage, ceci est clairement repérable à l’image: elle est tout simplement minuscule face à lui. Au milieu de tous les plats géants, la protagoniste est un met de choix. Seulement à ce moment-là, elle n’a plus besoin que l’on prenne soin d’elle. Les rôles se sont totalement inversés et au contraire de la première partie du film, c’est elle qui prend soin des autres. D’abord de Haku, puis du Sans-Visage et des deux petites créatures de Yubaba. Elle les accueille, les éduque en quelque sorte, les fait évoluer, les soigne, comme les parents le font avec leurs enfants.


Le voyage en train représente bien cette évolution de Chihiro. Durant le trajet avec ses parents en voiture, elle affichait une moue boudeuse et se plaignait. Ici le contraste avec son calme est flagrant. Ce passage est d’ailleurs l’un des plus analysés du long-métrage, donnant lieu à beaucoup d’interprétations, sa mise en scène poussant à l’interrogation. Certains y voient une métaphore de la vie, un voyage sans possibilité de retour. D’autres pensent que la fillette fantôme que l’on voit sur le quai d’une gare fait partie des enfants qui attendent sans relâche le retour de leurs pères partis à la guerre. D’autres encore se disent que les personnes sont des ombres car lors des voyages en train, on a beau croiser des tas de gens, leurs visages disparaissent toujours avec le temps. Idem pour les paysages, et c’est pour cela qu’ici, ce n’est qu’un océan. A mon humble avis, ces trois interprétations peuvent coexister sans problème.


Et c’est bien l’une des raisons pour lesquelles j’aime tant les œuvres de ce réalisateur. Elles sont d’une richesse telle que chaque spectateur peut se faire sa propre interprétation des histoires, des personnages et autres choix scénaristiques. Le voyage de Chihiro fait partie de ces long-métrages dont la poésie nous entraîne sur des airs de musiques merveilleux et mélancoliques. C’est tout comme un rêve, et lorsque la dernière note du générique retentit, on se réveille. On ne sait pas bien ce qui vient de nous tomber sur la tête, on baigne encore un peu dedans et à vrai dire, on n’a pas vraiment tout bien compris… Mais on ne se lassera jamais de l’univers si onirique et enchanté de ce cher Miyazaki.


Vous pouvez retrouver l'intégralité de cette critique illustrée ICI.

Léna_Geynet
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le 12 juil. 2016

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Léna Geynet

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