Collaboration mineure que celle qui associera pendant quinze ans et pour cinq films l'immense James Stewart et Henry Koster, réalisateur berlinois américanisé par les circonstances et dont les principaux faits d'arme semblent-être d'avoir lancé le cinémascope avec La Tunique et fait jouer un savoureux ange pervers à Cary Grant dans l'inénarrable The Bishop's wife.


Harvey, sorti l'année précédente avait échoué lourdement à faire de son sujet farfelu autre chose qu'un film mièvre a exclusif usage américain et voilà que nous retrouvons Jimmy dans un autre rôle un peu décalé de doux-dingue, mais dans la peau d'un modèle plus courant, celui du savant distrait, du génie excentrique en dehors des codes sociaux poliment et gentiment admis par une immense majorité bêlante et soigneusement entretenus depuis des lustres par toutes les forces possibles d'une éducation nationale vouée, on n'ose se demander pourquoi, à l'abrutissement complet et définitif de nos délicieuses têtes blondes.


Et donc, au milieu de cet océan morne qui case et recase au plus vite la moindre particularité dans les déviances diverses et multiples vouées au réalignement comme une petite tomate calibrée sans saveur dans sa cagette de supermarché, surnage ici ou là cette savoureuse figure du savant distrait, celui à qui l'on pardonne tout pour son génie, mais non sans grommeler parfois un peu par derrière...


Il serait intéressant de voir d'où viennent les premières figures de ce modèle que Christophe puis Hergé popularisèrent pour le plus grand nombre. Je crois que le film fait une allusion a des excentricités de Michel-Ange ou de Molière, mais ce n'était pas le passage le plus intéressant, et puis, je n'ai jamais pu entendre parfaitement le nom utilisé dans la version originale pour désigner dans le film les savants de l'entreprise aéronautique qui emploie James Stewart, les sous-titres parlent de "Cosinus", ce délicieux personnage qui, tel Ampère, se mouchait dans le chiffon du tableau noir et vice-versa. Mais j'aimerai quand même bien savoir qui servait de modèles aux anglophones... Le professeur Tournesol, lointain héritier du professeur Palmyrin Rosette de Jules Verne, n'était en tout cas pas encore assez populaire semble-t-il pour détrôner le héros indépassable de Christophe et remercions donc les traducteurs pour ce juste hommage, même si nous perdons au passage l'exemple originel.


Dans la vie réelle, les siècles derniers fourmillent de figures décalées qui n'ont rien à envier à nos héros de papier ou de celluloïd, Jacques Hadamard, modèle du Cosinus, Auguste Picard, John Philip Holland, John Hilton Edwards, Edison, sans oublier Einstein qui ne l'oubliera pas dans son cliché le plus célèbre, tous perpétuent avec délicatesse et modestie cette exception à la bonne tenue rigide de nos sociétés frigides et qui remonte à bien plus loin puisque, autant Adam Smith que Newton firent en leur temps montre d'une distraction que le Sprtschk de Franquin ou le Roche-Verger de Volkov n'auraient pas renié. Et ne dit-on pas que Thalès tomba un jour dans un puits pour avoir trop regardé le ciel ? Et ce brave Archimède ne trouva-t-il point la mort à la prise de Syracuse pour avoir trop voulu résoudre un problème dont les cercles subirent la brutalité de la fruste soldatesque ?


Fort d'un si bel héritage, Honey (c'est le nom du personnage) est ici entièrement pris par son problème d'empennage, persuadé qu'après 1440 heures de vol et de vibrations, la queue d'un certain type d'appareil se détachera d'elle-même sans montre de fatigue quelques minutes auparavant. Que se passera-t-il lorsqu'il se retrouvera plongé dans un avion du dit-modèle à quelques heures seulement du seuil critique et avec Marlène Dietrich et Glynis Johns (vous la connaissez voyons, la suffragette de Mary Poppins !) comme compagnes de voyage ?


Et bien, étrangement, c'est un film au suspense plutôt bien mené, Jimmy emportant tout de ses jambes interminables et de son décalage inimitable, il est piquant de savoir qu'une affaire assez proche touchant un modèle d'avion existant était en cours avant le tournage du film et ne sera résolue que des années après sa sortie, petite touche réaliste agréable qui nous rappelle que la réalité finit toujours par rattraper la fiction.


Mais si ce film, pourtant rendu indispensable par la présence de James Stewart, ne vous emballe pas, quelques semaines seulement après sa sortie un autre film sur un inventeur un peu distrait verra le jour des salles obscures, cela s'appelle l'homme au complet blanc et, pour le coup, c'est un authentique chef d'oeuvre.

Torpenn
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le 26 août 2016

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Torpenn

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