"Un coup de dés jamais n'abolira le hasard"

Le dernier coup de marteau du titre, c’est celui que Mahler décide de retirer à la fin de sa 6e symphonie afin de conjurer le sort. Des trois coups représentants destin, le compositeur passe donc à deux pour le laisser en suspens. Il laisse alors le choix à ceux qui s’attelleront à son oeuvre de les faire retentir par deux ou par trois… De cette symphonie, le père de Victor, grand chef d’orchestre, veut faire quelque chose de moins tragique, de plus doux. Pourtant, si sa voix le quémande, ses gestes sont secs et vont à l’encontre de ce qu’il dit désirer. Et c’est comme ça que le film se présente, comme une quête du geste, laissé en suspens, comme le destin de tous les personnages. Chacun est à un moment décisif, tout se passe à l’intérieur d’eux et ce, malgré les aspirations de chacun pour eux. C’est à Victor, surtout, que s’intéresse Alix Delaporte, la réalisatrice. A propos du jeune acteur*, novice, qui incarne ce personnage quasi mutique, mais déterminé, elle déclare : « Il soutenait tous les regards, sans presque jamais ciller des yeux. Pour lui c’était une forme d’attention, de respect : on écoute les gens qui parlent en les regardant dans les yeux »**. On a là, dans ces deux thèmes : le geste en attente et le regard, la note d’intention du film qui est à la recherche d’un mouvement, d’un geste qui dirait : tu peux y arriver. Tous les personnages, même adultes, cherchent encore une identité.

Alix Delaporte est une réalisatrice sensible et filme l’infime, elle l’a prouvé avec Angèle et Tony qui a eu un joli, même si tout petit, succès à l’époque de sa sortie (avec des César pour les deux comédiens : Grégory Gadebois et Clotilde Hesme, des « espoirs »). Ici, si les thèmes abordés – la filiation, la maladie, le parcours initiatique, le premier amour, mais aussi l’acceptation d’une identité autre – sont déjà très connus, balisés, Alix Delaporte parvient à leur offrir une nouvelle fraîcheur, par l’attention qu’elle porte à chaque détail, à chaque mot, à chaque regard. Ses plans sont comme des tableaux vivants d’où se dégagent des « moments de vie » jamais artificiels. Ce n’est pas simplement du réalisme, c’est une manière d’observer. Les dialogues ne sont jamais « vrais » ou « posés », ils émanent d’une écoute entre tous les acteurs. Mais surtout, c’est parce que la réalisatrice filme avant tout des corps (que se soit des mains qui dirigent, une femme malade, ou encore un enfant qui déambule) et des espaces. Sur ces paysages comme vierges (la plage, l’opéra), le spectateur peut aisément placé un peu de soi et de son imaginaire. C’est comme un espace collectif où chacun se projette. Pour incarner tout ça, Alix Delaporte a ajouté une touche à sa sensibilité : l’ampleur de la musique classique. Pour parler à chacun, elle a choisi de nous la faire découvrir à travers un novice, le jeune Victor. Peu à peu la musique nous envahit et dit beaucoup des personnages, de leurs sentiments intérieurs. La 6e symphonie prend alors une signification particulière, intense, inattendue, selon le personnage qui l’écoute. Quand c’est Nadia (la mère) qui l’écoute, la musique s’arrête, il n’y a plus de pile. Et quand les personnages doivent vivre des passages plus attendus (se faire raser la tête, tomber amoureux), c’est toujours par un contrepoint presque musical que la réalisatrice nous le montre.

Les gestes trahissent les mots, jusqu’à ce que tout devienne harmonieux. Quand Victor doit dire à sa mère : « on part, mais tu continues ton traitement », il n’y a plus de décalage entre mot et parole, car le chemin de l’un à l’autre a été parcouru. Il y a aussi une forme de poésie dans le film, portée toujours par la musique, mais aussi par ces voisins espagnols qui tentent de s’intégrer, notamment le fils qui ne veut pas parler français alors qu’il peut. L’espace doit aussi être aproprié. Chacun ici est un étranger, dans le sens où, le corps comme le pays peuvent être à conquérir. Gregory Gadebois, qui joue le père et chef d’orchestre, n’a absolument rien à voir avec l’idée qu’on se fait d’un chef d’orchestre, mais ça marche, parce qu’il ne mime pas, il construit. Et c’est comme ça que tout se passe, dans un aigu sens de la mise en scène d’abord. On pense aux séquences de répétitions, à un entraînement de foot où sont présents des sélectionneurs ou encore à une scène où les yeux de Victor (devenus ceux du spectateur) croisent ceux des musiciens. Mais aussi dans un sens aigu du montage, et de la scène qu’on doit couper. On pense notamment à ces mots, tous simples, de Gregory Gadebois à son fils, « tu ressembles à ta mère ». La scène est courte, mais à ce moment-là, ce garçon ressemble à celle qui joue sa mère : Clotilde Hesme, jamais aussi à l’aise que quand elle a l’espace de jouer le désespoir qui rêve d’autre chose. Finalement, tout le film est suspendu à une reconnaissance. Pour tous, mais surtout pour Victor. L’histoire ne nous dit pas, si le père de Victor a choisi, dans son orchestration de la 6e symphonie, de réintroduire ou non le dernier coup de marteau. Le film, lui, est parvenu à atteindre la grâce, tout simplement. Il y a peu de mots échangés dans Le dernier coup de marteau, mais qu’importe, car c’est dans les silences que tout se joue. Des silences jamais pesants que l’utilisation judicieuse de la musique vient sublimer. Un petit film certes, mais un film qui parvient à émouvoir, dans un crescendo digne d’une grande partition musicale.

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le 13 févr. 2015

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eloch

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