Il y a toujours un risque à vouloir traiter de l’original ou du marginal : le faire entrer dans une fiction peut déjà être en soi un processus de normalisation, tant les tentations seront fortes de le rendre lisible, voire d’expliciter tout ce qui fait sa singularité.


La robinsonnade des temps modernes, un sujet au fort potentiel romanesque, a déjà permis le lyrisme élégiaque d’Into the Wild et la tendre comédie de Captain Fantastic. Si Leave no trace permet un nouveau regard, c’est, à l’image du titre, grâce à l’humilité qu’il impose d’emblée face à son sujet.


L’immense forêt qui protège – ou contient les deux protagonistes représente bien cette indicible force qui les conduit : majestueuse, propice à l’enthousiasme contemplateur d’une errance rousseauiste, voire à un panthéisme pantois, elle est aussi violente, hostile et dévoratrice. La manière dont Debra Granik insiste sur le froid, l’humidité et les accidents d’un terrain retors et empêche toute idéalisation béate.


Le duo père-fille qui s’est réfugié à l’écart du monde des hommes sera traité de la même manière : les béances de leur parcours ne déconcertent pas seulement les servies sociaux, et le spectateur en sera pour ses frais s’il cherche un discours, une idéologie ou des traumatismes bien identifiés susceptibles de le prendre par la main à la suite des protagonistes. Certes, des pistes affleurent : le statut du vétéran, la mort de la mère, et l’idéal d’une éducation solide à l’abri de cette continuelle agression qu’est la société de consommation. Mais la réalisatrice prend toujours soin d’éviter les gros traits au service d’un didactisme. Si le test qu’on fait passer au père est effectivement effrayant et presque dystopique, il est aussitôt doublé par la bienveillance d’un agent de l’administration qui va l’humaniser en personnalisant les questions.


Là où le romanesque exige des fonctions, des camps et une tension poussant l’intrigue vers un achèvement, Leave no trace fonctionne sur le principe de l’errance : au gré des fuites, de rencontres éphémères, qui, la plupart, révèlent une humanité qui ne justifie pas de façon aussi drastique qu’on vive caché d’elle. Le danger est celui de la précarité (notamment lors de cette belle scène de lutte contre le froid alors que la nuit tombe, et qui rappelle un des grands moments du Dersou Ouzala de Kurosawa), et, surtout, de l’incertitude quant à la pérennité d’une telle relation entre le père et la fille. Là aussi, tout se jouera dans les silences, les regards, et la maturité grandissante d’une adolescente qui comprend progressivement qu’elle se désolidarise, non sans amour, de l’incapacité de son géniteur à vivre en société.


Leave no trace n’est pas un survival, ni réellement une fuite en avant : c’est en réalité le récit d’un aiguillage qui fait d’un enfant un individu : dans une forme de douleur, avec sa part de deuil, mais non sans une part solaire d’élan et d’espoir quant au chemin qui se dessine à l’horizon.

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le 1 mars 2019

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Sergent_Pepper

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