« Quelle autre solution / Que de se dissoudre ? » (Alain Bashung)

« Ne laisse pas de trace ! » L’injonction guide d’abord un principe de survie. Survie écologique : c’est dans le respect de cette prescription que vivent la jolie Tom (Thomasin McKenzie, extraordinaire de naturel) et son père, Will (Ben Foster, aussi convainquant que dans « Comancheria », de David Mackenzie, en 2016) ; depuis plusieurs années, ils vivent au cœur d’un parc naturel, dans l’Oregon ; une vie qui se love au creux d’une forêt luxuriante, se nourrit d’elle et de ce qui parvient à y croître, en recyclant les déchets produits, sur un modèle inspiré par la philosophie de Henry David Thoreau (1817-1862). Survie tactique, aussi, inspirée par l’éducation militaire de Will, qui est un ancien vétéran, traumatisé par les « sand wars », les « guerres du sable » conduites par les Etats-Unis en Irak et en Afghanistan ; il s’agit en effet de se soustraire aux recherches éventuelles de la société, de se déplacer « sans laisser de trace » pour ne pas être repéré et pouvoir continuer sa vie de clandestinité sylvestre.


Mais toute histoire prenant naissance dans l’Eden porte, dans cette félicité première, sa propre menace, et l’envoyé fatal ne tarde jamais à surgir, qu’il prenne la forme d’un ange brandissant un glaive de feu ou d’une petite troupe de policiers et d’ouvriers sociaux les mieux intentionnés, venant arracher père et fille à leur matrice de verdure.


Ce point de bascule va projeter un nouvel éclairage, bifide, sur le titre, en lui conférant une portée plus existentielle et radicale, inquiétante quelle que soit son orientation : s’agira-t-il de se lancer dans une nouvelle fuite, encore plus sécurisée, et garantissant un effacement plus absolu des registres sociétaux ? Destin tragique, par excellence... Ou s’agira-t-il d’effacer l’aspérité que l’on a constituée jusqu’alors, en rejoignant une vie sociale qui absorbera plus sûrement encore que l’espace sauvage ? Destin sans doute plus normalisé, mais non moins tragique, fondamentalement... Il se pourrait que le dilemme s’incarne à travers les deux protagonistes phares et que la belle union initiale trouve à se lézarder, jusqu’à ce que soit perdue, dissoute, toute trace du couple fusionnel...


La réalisatrice Debra Granik, à qui l’on devait déjà le magnétique « Winter’s Bone » (2010), adapte ici le roman de Peter Rock, « L’Abandon » (2011), « My Abandonment » (2008). Secondée par un directeur de la photographie virtuose, Michael McDonough, elle confère une présence extraordinaire aux visages de ses acteurs, aussi bien qu’à la végétation au sein de laquelle ils évoluent presque constamment. Avec autant de délicatesse que de justesse, elle rejoint ici et prolonge le questionnement ouvert dans son premier long-métrage, « Stray Dog », en osant se pencher une nouvelle fois sur les ravages causés par les traumatismes de la guerre. Que font les guerriers de leurs blessures psychiques ? Quelle incongruité les blesse là, eux qui ont précisément été entraînés à résister à la douleur, à la surmonter, à l’ignorer ? Comment le pays remercie-t-il ceux qui ont ainsi sacrifié leur vie, physique ou mentale, pour lui ? Comment les console-t-il ? Ces hommes n’ont-ils que la forêt pour ultime refuge, seul espace se refermant maternellement sur leur tenue de camouflage...?

AnneSchneider
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Films où il est question de la paternité, frontalement ou latéralement. et Séductions du retour à la nature

Créée

le 11 sept. 2018

Critique lue 2K fois

41 j'aime

7 commentaires

Anne Schneider

Écrit par

Critique lue 2K fois

41
7

D'autres avis sur Leave No Trace

Leave No Trace
Sergent_Pepper
7

La forêt des maraudes

Il y a toujours un risque à vouloir traiter de l’original ou du marginal : le faire entrer dans une fiction peut déjà être en soi un processus de normalisation, tant les tentations seront fortes de...

le 1 mars 2019

26 j'aime

3

Leave No Trace
D-Styx
7

Promenons-nous dans les bois, pendant que le loup n'y est pas !

Impossible tout d'abord de ne pas penser à Captain Fantastic devant ce film. Même parcours en festival (Cannes, puis Deauville) notamment, et thèmes abordés similaires : un père et sa fille en marge...

le 10 sept. 2018

17 j'aime

Leave No Trace
ScaarAlexander
7

Captain Failtastic

Leave No Trace (LNT), premier long-métrage de Debra Granik depuis son excellent Winter’s Bone, sorti en 2010, avait tout pour faire envie : a) le grand Ben Foster, médaille d’or de simulation de...

le 26 sept. 2018

10 j'aime

Du même critique

Petit Paysan
AnneSchneider
10

Un homme, ses bêtes et le mal

Le rêve inaugural dit tout, présentant le dormeur, Pierre (Swan Arlaud), s'éveillant dans le même espace, mi-étable, mi-chambre, que ses vaches, puis peinant à se frayer un passage entre leurs flancs...

le 17 août 2017

76 j'aime

33

Les Éblouis
AnneSchneider
8

La jeune fille et la secte

Sarah Suco est folle ! C’est du moins ce que l’on pourrait croire lorsque l’on voit la jeune femme débouler dans la salle, à la fin de la projection de son premier long-métrage, les lumières encore...

le 14 nov. 2019

73 j'aime

21

Ceux qui travaillent
AnneSchneider
8

Le travail, « aliénation » ou accomplissement ?

Marx a du moins gagné sur un point : toutes les foules, qu’elles se considèrent ou non comme marxistes, s’entendent à regarder le travail comme une « aliénation ». Les nazis ont achevé de favoriser...

le 26 août 2019

70 j'aime

3