Leçons de ténèbres
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Leçons de ténèbres

Documentaire de Werner Herzog (1992)

On est saisi d’un grand malaise au sortir de Leçons de ténèbres. Le projet d’Herzog touche un point de tangence, n’a rarement été aussi pervers. On est dérouté par ces images tirées du réel mais sorties de tout contexte. Il faut voir ce film en oubliant ce que l’on sait et en demeurer à la fascination et à la torpeur. Herzog filme la Terre du point de vue de l’Autre. Les images produites sont détournées de l’Histoire et arrachés de leur position géopolitique. C’est à un documentaire de science-fiction que nous invite Herzog.

La ville Koweït City filmée en introduction n’a jamais été détruite comme tendrait à nous le faire croire une lecture littérale du film. La citation elle-même qui ouvre le filme, attribuée à Pascal, est une invention de l’auteur. Le commentaire du narrateur crée à partir d’images tirées du « réel » une autre réalité. Ainsi on voit des pompiers allumer sciemment des incendies en lançant des torches enflammées sur les puits de pétrole en fuite. « La vie sans feu est-elle devenue insupportable pour eux ? » se demande alors le narrateur-Herzog. On imagine mal des pompiers agissant avec cette gratuité-là.

Se délestant de la réalité documentaire, Herzog montre la Terre depuis le point de vue de l’autre, ignorant tout contexte. Herzog tire ainsi une fiction depuis des images documentaires, distinction dont tout son cinéma n’est qu’une incessante remise en question. Il ressaisit la puissance et la violence tragique de ce qu’il filme en refusant la banalité d’une vision télévisuelle qui nous accoutume au plus terrible.

C’est sans doute là sa caution. Alors apparaît la vision propre de Herzog, celle qui hante son cinéma. La splendeur et l’horreur côte-à-côte. Le réel et l’incommensurable à la fois. Il y a comme une dialectique chez Herzog du beau et du terrible qui n’accouche d’aucune résolution, sinon l’évidence de son fait. Constamment son cinéma montre le rapprochement de réalités irréductibles les unes aux autres, partageant le réel dans une incompréhension totale. Et l’on n’aboutit jamais où l’on croyait aller puisque l’on a toujours à négocier avec l’incompréhensible.

La force des films d’Herzog tient à l’intelligence de leur auteur de ne jamais faire de films partisans. Ayant si peu de respect pour les faits, il lui serait facile d’orienter l’opinion du spectateur sidéré. Or il ne s’attache à la sidération que pour elle-même. Son projet devient seulement de rendre au monde sa radicale étrangeté.
reno
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le 7 févr. 2015

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