Un ciel blanc, des nuages noirs et deux corps sur un pont...

S'il est des cinéastes qui divisent, Leos Carax en fait assurément partie. Premier paradoxe de ce film excessif : un budget pharaonique pour raconter la vie de deux sans-abris, écorchés vifs, marginaux au possible. L'autre, plus beau et plus intéressant que l’anecdote : cette grandiloquence à filmer la misère. Dès les premiers plans, dès les premières minutes du film, on est plongé dans l'affolement. On ne sait pas vraiment où on est, et le monstre de cinéma, avec ce corps et ce visage si particuliers, qu'est Denis Lavant nous bouleverse en deux secondes et ce pour le reste des deux heures que l'on va passer avec ses démonstrations d'amour qui vont du meilleur au ... pire. Ces premières minutes nous permettent de débarquer en plein cœur du centre d’accueil de Nanterre, avec son lot de gueules cassées, brisées et alcoolisées. La mise en scène est d'emblée très marquée, aussi pure que saturée, qu'on ne peut pas qualifiée d'élégante mais qui porte un regard décalé, passionnant sur ce monde qui foisonne. Le corps est un vecteur de transmission énorme, il est à vif, se disloquant jusque dans la danse et la course folle, la mutilation qui surgissent de nulle part.

La première rencontre entre Alex et Michèle se fait donc "de biais", elle le trouve sur le sol, ils sont embarqués, emmenés ailleurs. La vraie rencontre, le véritable face à face, a lieu, bien entendu, sur le Pont-neuf en ruine, interdit au public. Détruit, mis à sac par deux présences qui ne s’embarrassent pas du cocooning, le pont apparaît pourtant comme un joyau préservé, où l'on tente de survivre, en se refusant à rentrer dans le droit chemin. Avec la Samaritaine, plus tard en ruine, elle aussi, dans "Holy Motors", dont l'enseigne brille en arrière-plan. L'histoire de ces deux-là, dont l'un choisit la rue comme un refuge, refuse de se trouver plus heureux ailleurs, est portée, sans ménagement aucun, à son paroxysme, et ce à plusieurs reprise. Si le film devait avoir un climax, il serait impossible à trouver, tant il est en ébullition permanente. D’ailleurs, cet amour entier, complet dans lequel Alex se vautre, en y mettant ce qu'il veut de pathos, tient dans l'aveuglement progressif de Michèle. Ce peintre qui a connu un "premier amour", comme semble le décrypter Alex dans une lettre qu'il déchiffre avec difficulté, fait tout pour saisir ses derniers instants de vue. Elle a d'ailleurs fait de lui un portrait saisissant, quand il était comme laissé sans vie sur le bord de la route. Le portrait est saisissant, l'homme est insaisissable. Michèle, qui croit qu'elle ne verra plus jamais un jour, veut garder des images, dont celle d'Alex qu'elle ne distingue pas bien, et qu'elle ne parviendra jamais vraiment à dessiner.

Lui, il veut la garder elle, marginale. L'idée de construire quelque chose dans la stabilité lui fait peur. Il sait qu'il n'est pas fait pour la solidité et c'est ça que Carax filme le mieux, cette absence de sûreté, l'excès d'une vie marginale. Cet amour est unique parce qu'il est profondément destroy, complètement décalé. Il échappe aux définitions, il part dans tous les sens, dans les excès de l'alcool, les rires des deux amoureux, leurs déclarations, leurs peurs, leurs disparition et réapparition sont entièrement dans l'excès, dans la démesure... tout ça dans le dénuement le plus total. Quand ils commencent à gagner de l'argent, c'est pour partir à la mer, regretter le Pont-neuf. A l'image de ce dénuement magnifique, Denis Lavant alias Alex qui sautille comme un lapin malgré sa jambe boiteuse est extraordinaire. Il est tout entier inépuisable. Elle tente de lui apprendre quelque chose : dormir, peut-être, se poser. Lui, il veut juste l'aimer, mal, peut-être, comme un fou aussi. Et il y a le troisième homme, qui les met en garde, lui qui disparaît peu à peu quand l'amour grandit, quand il a fini d'ouvrir toutes les portes et d'être le gardien du sommeil et de la raison d'Alex, d'être gardien tout court. La mise en scène échappe aussi à la sûreté et au classicisme, elle nous emmène partout, dans les recoins les plus inouïs. Et nos yeux gardent longtemps en mémoire, cette séquence de ski nautique, de nuit, sur la Seine au milieu d'un feu d'artifice démesuré... Démesuré mais profondément humain aussi, totalement fou, c'est comme ça qu'est Leos Carax, il en laisse beaucoup en chemin mais ceux qu'il embarque en sortent bouleversés. Car ce qu'ils voient alors est unique et renversant... Même le - fameux - happy end est démesurément jouissif. Ces deux-là y vont tout entier, totalement, c'est certainement ça le plus beau. Leur liberté est étrangement étouffante, c'est la rue, la galère, le refus des règles aussi, Alex l'adore, c'est sa raison de vivre, Michèle voudrait la fuir, pour mieux voir... mais ils existent pleinement. Ils nous éblouissent.

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le 10 sept. 2014

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eloch

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