Quand l’extermination se pare des atours de la rééducation...

Après quelques réalisations l’entraînant vers d’autres horizons, Wang Bing revient vers la riche matière documentaire qui, en 2010, lui avait permis de réaliser son unique œuvre de fiction, l’immense film « Le Fossé ». Dès 2005, le grand réalisateur chinois avait entrepris de filmer quelques-uns des 500 supposés « droitiers » revenus du camp de Jiabiangou, alors que 2700 autres y avaient perdu la vie, d’épuisement ou de faim. Travail de mémoire, entrepris davantage par passion que par devoir, et poursuivi jusqu’en 2015, donc bien au-delà de la sortie du film « Le Fossé », qui portait à la connaissance d’un vaste public l’existence et le fonctionnement de ce camp de Mao, ouvert en 1957 dans le sud du désert de Gobi.


Ces entretiens, filmés en longs plans fixes sur l’interviewé et ne connaissant que de rares changements de cadrage, en fonction des coupes ou des déplacements de l’interlocuteur, questionnent différents moments cruciaux de cette triste épopée :
- L’arrestation et le départ : tous - principalement des hommes, parmi lesquels une impressionnante quantité d’enseignants, du collège à la faculté -, soulignent l’arbitraire du classement en tant que « droitier » : un mot malheureux, une critique, même vague ou générale, un « acte héroïque individuel »... Tous soulignent la brusquerie du départ, sa soudaineté, tantôt sous la forme d’un engagement volontaire à se trouver « rééduqué », tantôt sous la forme d’une arrestation, menottes aux poignets.
- Le camp lui-même : le travail absurde (rendre cultivables des terres résolument infertiles), la nourriture insuffisante, encore réduite lorsque les rééduqués furent transportés dans le camp de Mingshui, où le gouvernement les dégagea de toute tâche et cessa également de subvenir à leurs besoins, les sommant d’utiliser leur disponibilité nouvelle pour s’alimenter par leurs propres moyens. On retrouve, dans cette partie des entretiens, nombre des faits exposés dans « Le Fossé », y compris le nombre croissant de morts, les conditions de ces décès, le traitement des défunts ; la survie aléatoire, souvent inexplicable, sauf lorsqu’un poste privilégié avait permis une alimentation un peu moins rare et parcimonieuse.


Au montage, l’organisation de ces témoignages est d’une limpidité cistercienne : les interviews se succèdent les unes aux autres sans aucun chevauchement, séparées seulement par un carton noir indiquant la date du décès de l’interviewé, lorsque celui-ci est survenu depuis... Signalement on ne saurait plus sobre du caractère éminemment précieux de la démarche de Wang Bing, qui recueille au bord du gouffre - puisqu’ils ont tous approximativement quatre-vingt ans - les paroles de ceux qui ont pu s’extraire, au temps de leur jeunesse, d’un autre gouffre, celui de l’enfer des purges, alimentées par les aprioris et la manipulation de la pensée. La volonté délibérément suppressive de la restriction alimentaire apparaît en effet clairement ici, plus fermement établie que dans « Le Fossé ».


Le caractère dramatique, voire insoutenable, de ces témoignages est heureusement contrebalancé par ce qui les rend, par ailleurs, si déchirants : au-delà du monstrueux évoqué, ils concernent de l’humain, touchent de l’humain. Et l’on se distrait devant la diversité des visages, qui ont souvent la beauté et la régularité esthétisée de masques ; on sourit devant la diversité des tons, entre l’élégance très asiatique qui porte à évoquer avec un gracieux sourire des faits affreux et le bougonnement d’un ivrogne qui invective continuellement le cinéaste... On mesure, sous la communauté du sort partagé et des horreurs affrontées, l’irréductible insularité de chaque trajectoire.


En une savante gradation, Wang Bing réserve pour la dernière partie les figures les plus singulières, d’ailleurs parfois même amies entre elles : entre celui qui évoque ces quelques années 1958-1961 sans se départir d’un sourire où se mêlent une douceur et une ironie confondantes ; celui dont le récit va de miracle en miracle, le dernier, et le plus incontestable, étant qu’il est revenu vivant de ces véritables « camps de la mort » incroyablement tardifs... ; celle qui, plus de cinquante ans après et bien que remariée depuis, pleure encore son mari à l’évocation de l’annonce de sa mort et du retour de ses affaires...


Quelques scènes nous emmènent à l’extérieur des appartements de ces rescapés : la première d’entre elles accompagne les funérailles de l’une des victimes dont on vient de suivre le témoignage, recueilli quelques années auparavant, et recueille la douleur déchirante de son fils ; avec ou sans rituels d’inhumation, la mort reste donc aussi amère, et scandaleuse, quel que soit l’âge... Deux autres scènes, placées vers le milieu puis vers la fin de ces 8h16 découpées en trois ou deux parties selon les projections, nous transportent sur les lieux-mêmes des crimes, dans les sables de Jiabiangou constellés d’ossements humains à presque chaque pas. Étrange et méditative jonction avec le somptueux film du chilien Patricio Guzmán, « Nostalgie de la lumière » (2010), dans lequel les familles des disparus sous la junte de Pinochet recherchent encore les ossements de leurs proches dans le majestueux désert d’Atacama...


Et l’on reste songeur devant la profonde fidélité mémorielle sans doute consubstantielle au cinéma, et si bien exprimée, à l’occasion de cette nouvelle œuvre, par Wang Bing : « Ce qui m’intéressait, à travers la mémoire des survivants, était de parvenir à toucher la réalité de ceux qui étaient morts ».

AnneSchneider
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le 22 oct. 2018

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Anne Schneider

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