J'attendais beaucoup de ce film pour dire la vérité, son affiche m’intriguait, au même titre que l'aura de mélancolie qui s'en dégage (et qui se dégage de toute l'oeuvre du réalisateur d'ailleurs maintenant que je me suis penché dessus)... mais je ne pensais pas assister à l'une des expériences sensorielles les plus bouleversantes de ma (courte encore) vie de spectateur. C'est dingue comme les premières impressions s'avèrent souvent justes en fait. Je vais donc essayer avec mes mots d'expliquer le plus clairement possible ce qui m'a tant plu dans ce film, pourquoi je n'arrête pas d'y repenser quelques jours après avoir eu la brillante idée de le visionner, pourquoi Les Anges Déchus trône à présent fièrement dans les hautes sphères de mon Top 10, et n'est a priori pas prêt d'en sortir..



The best thing about my profession is that there's no need to make any decision. Who's to die... when... where... it's all been planned
by others. I'm a lazy person. I like people to arrange things for me.
That's why I need a partner.



Dès la première séquence, le ton est donné. Noir et blanc éclatant, gros-plan étouffant. Une femme (sublime au demeurant), dos tourné à son interlocuteur en arrière-plan, porte d'une main tremblante une cigarette à ses lèvres, avant de poser une question à l'apparence anodine, mais qui prendra tout son sens au fil du long-métrage. Cette scène pourtant si simple est d'une puissance émotionnelle sidérante, et amorce avec brio un tempo et une atmosphère qui seront prépondérantes du début à la fin du long-métrage, excellente entrée en matière donc.


Ce qui m'a très vite frappé après quelques minutes de visionnage, c'est la réalisation. Brute, presque documentaire, les angles de vue et les cadrages étonnent tantôt par leur complexité, tantôt par leur simplicité, le montage est vaporeux et semble quasiment improvisé, les scènes se succèdent et ne se ressemblent pas. Wong Kar-Wai que je découvre ici ne parait pas filmer, mais véritablement peindre du bout de sa caméra. Ses plans, filmés caméra à l'épaule sont semblables à des coups de crayons imprécis que l'on porte à une feuille vierge, on a véritablement l'impression d'assister à l'élaboration d'un tableau, d'une oeuvre d'art audacieuse et imparfaite. La caméra, comme possédée, se faufile avec vivacité et finesse sur le sublime terrain de jeu du réalisateur, Hong-Kong (un protagoniste de l'histoire à part entière d'ailleurs, entité vivante et labyrinthique qui emprisonne le spectateur dans une sorte de transe contemplative), à laquelle il rend un merveilleux hommage, nocturne de surcroît, pardonnez l'élégance. Hong-Kong façon Wong Kar-Wai est sombre, fantomatique, phosphorescente, illuminée de néon, sur-urbaine grâce aux prises de vues fabuleuses et aux plans alambiqués de la ville qui apportent une vision très obscure du mythique port aux parfums.
La façon dont sont filmés les protagonistes désarçonne également au départ. Apparitions fugaces et saccadées, déambulant sans but dans des rues étroites et mal éclairées, dans des tunnels lugubres, s'arrêtant parfois dans un bar de quartier miteux gangrené par le jeu et le crime... Et parlons-en de ces protagonistes, parce que bon sang ils sont géniaux. La scène d'ouverture nous présentait une femme, et un homme en arrière-plan. Cette homme et cette femme comme on le découvre dès la séquence suivante, sont respectivement un tueur à gage et sa partenaire chargée de préparer ses contrats, de lui indiquer la marche à suivre. Et ces deux personnages sont fantastiques. "Johnny" le nettoyeur suinte de charisme, sorte de spectre vengeur chargé d'éliminer des personnes, sans se préoccuper du pourquoi ni du comment, il fait son boulot avec détachement, avec ironie même, conscient de la précarité de sa situation. Sa 'partenaire' quant à elle irradie l'écran par sa sensualité et sa complexité, elle aussi effectue sa tâche avec un dédain apparent, mais ce qui semble lier ces deux âmes en peine au fond, c'est l'amour qu'ils éprouvent réciproquement l'un pour l'autre, un amour malsain, déplacé, qui entre en conflit avec leurs assignations respectives. Viennent ensuite les 3 autres 'Anges', que je ne décrirai pas ici pour ne pas en dévoiler trop, mais il faut souligner le fait que ces 5 individus sont liés, liés par les choses de la vie, et c'est ce qui fait la force du film, ce qui permet au propos de s'estomper, n'ayant plus aucune importance concrète, pour laisser la place à l'Humain, à ses espoirs et à ses désillusions. Nos 'Anges déchus' (un titre tout simplement superbe au demeurant) sont alors entraînés dans ce pur tourbillon de vie, chassé-croisé contemplatif qui les lient puis les éloignent sans plus de cérémonie, et on assiste, subjugués, à cette danse effrénée des existences et des individualités, on évolue au plus près des personnages grâce à cette réalisation si singulière de Wong Kar-Wai, qui parvient à capter toute leur essence et leur complexité, tout ce qui fait d'eux des êtres humains à part entière dans le fond. Théâtre de la vie, théâtre des ombres, (théâtre de la mort aussi), tantôt comique, tantôt tragique, tantôt mélancolique, il est difficile d'expliciter ce film au final tant il est le fruit d'émotions et de sentiments contradictoires.
Et quid de la tension sexuelle, qui plane tout le long du film, expression brute des sentiments vécus par les personnages mis en scène sous nos yeux ?


Il y a tant de choses à dire sur ce film que j'ai à peine commencé à effleurer (je n'ai pas parlé par exemple de la place fondamentale de la voix-off, qui complète merveilleusement le pendant esthétique et l'aspect contemplatif du long-métrage, ni de la bande-son divine, cocktail expérimental de bruitages industriels et de sonorités hip-hop classieuses, ou encore de l’interprétation des personnages par les acteurs, très investis dans leur rôles), quoi qu'il en soit j'ai été subjugué par ces Anges Déchus, de la première scène (le fameux gros-plan serré en noir et blanc sur les visages de notre nettoyeur et de sa partenaire), jusqu'à la dernière (un gros-plan de visages à nouveaux, la boucle est bouclée..), véritable déluge de sensations nouvelles que je n'ai pas eu l'habitude d’expérimenter au cinéma, et qui sont bien trop rares à mon sens pour ne pas les savourer pleinement quand on à la chance d'y goûter.



"Some people you really don't want to get too close to. Find out too much about a person and you lose interest."


Créée

le 18 sept. 2015

Critique lue 884 fois

7 j'aime

11 commentaires

Sinbad

Écrit par

Critique lue 884 fois

7
11

D'autres avis sur Les Anges déchus

Les Anges déchus
Velvetman
10

Les évaporés d'Hong Kong

La solitude qui s’immisce dans Hong Kong est sans doute le personnage le plus frappant des Anges Déchus. Sa phosphorescence dans la pénombre. Des coups de feu qui agressent. Des courses à pieds...

le 10 févr. 2015

99 j'aime

1

Les Anges déchus
real_folk_blues
10

C'est beau une ville la nuit

Attention critique purement non objective! Sûrement mon Kar Wai préféré, son meilleur ( j'ai eu au moins l'honnêteté de vous prévenir), et même meilleur que Chunking Express (...et là c'est le...

le 3 mars 2011

86 j'aime

20

Les Anges déchus
Docteur_Jivago
9

Au coeur de la nuit

C'est au cœur de Hong Kong que Wong Kar-wai nous immerge pour y suivre quelques destins égarés dont celui d'un tueur en gage qui devait composer la troisième partie de Chungking Express. Après la...

le 11 juin 2016

40 j'aime

Du même critique

Sur écoute
Sinbad
10

Ceci est tout sauf une critique, juste un simple hommage.

10. 10 pour le réalisme quasi-documentaire. 10 pour la réalisation sobre, classique, et efficace, au service de ses personnages et de son histoire. 10 pour les acteurs d'une justesse inimaginable. 10...

le 29 mars 2015

8 j'aime

6

Mark Dixon, détective
Sinbad
8

Critique de Mark Dixon, détective par Sinbad

Where the sidewalk ends, sorti 6 ans après Laura et reprenant ses têtes d'affiche, le flegmatique Dana Andrews et la sublimissime Gene Tierney, se pose comme un hériter logique de ce qu'Otto...

le 16 août 2016

7 j'aime

1

Les Anges déchus
Sinbad
10

Belle de nuit

J'attendais beaucoup de ce film pour dire la vérité, son affiche m’intriguait, au même titre que l'aura de mélancolie qui s'en dégage (et qui se dégage de toute l'oeuvre du réalisateur d'ailleurs...

le 18 sept. 2015

7 j'aime

11