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L’Italie de la fin des années soixante. Nous sommes dans un petit village sicilien de la province de Palerme, Cinisi. Sans musique, l’écran nous dévoile une scène de famille : deux garçons et leurs pa-rents. Tout le monde se prépare à sortir en grande pompe et les rôles sont donnés d’emblée : les res-ponsabilités reviennent au premier-né tandis que le petit, lui, est mis à l’écart. Les quatre personnages montent en voiture et, accompagnés par la voix Domenico Modugno, ils démarrent sur les premières notes de Volare. Ce film qui sent bon la terre du sud, c’est I cento passi (Les cent pas). Réalisé en 2000 par Marco Tullio Giordana, il raconte l’histoire vraie de Peppino Impastato. Récompensé par de nombreux prix, comme le David di Donatello pour les meilleurs scénario, acteur principal et acteur secondaire, le film a cependant été boudé aux oscars, considéré comme pro-communiste.


Né en 1948 dans une famille mafieuse de la Sicile profonde, Peppino grandit dans un climat de respect admiratif envers les Boss de la ville qu’il appelle « ses oncles » ; il ne comprendra que bien plus tard qui ils sont réellement. Le spectateur, lui, le comprend très bien dans la scène inaugurale du repas de famille, qui a lieu dans une maison de campagne où il ne manque que la guimbarde du Clan des Sici-liens pour parfaire le tableau mafieux. La fierté de la fortune conquise est mise au premier plan par un discours de Luigi, le père de Peppino, qui vante les pierres suées et gagnées une à une : « Plus jamais pauvres ! » clame-t-il dans la lumière blanche qui baigne la scène écrasée de soleil. Quelques jours après ce dîner, l’un de ses oncles, Cesare, est assassiné dans une voiture piégée pour avoir manqué de respect à Don Tano Badalamenti, le chef du clan de Cinisi. Le film prend alors une tournure plus sombre et l’on perçoit les premiers doutes du jeune Peppino. Pourquoi Cesare a-t-il été tué ? Et surtout par qui ? Qu’éprouve-t-on en mourant ainsi ? Il est trop petit pour répondre à ces questions, comme l’illustre le fondu enchaîné qui suit la scène de l’explosion, où on le retrouve assis dans un grand fau-teuil rouge - la couleur est prémonitoire - un fauteuil trop grand pour lui qui n’est encore qu’un enfant.


Pour faire la transition de Peppino-enfant à Peppino-adulte, le réalisateur utilise un autre fondu en-chaîné, où il le présente à nouveau sur fond rouge… de drapeaux cette fois-ci. Son portrait est rapide-ment brossé, celui d’un militant communiste qui n’a plus rien de l’insouciance de l’enfant qu’il était. Au grand dam de son père qui l’avait toujours éduqué dans le but de le voir devenir un personnage influent de la pègre, Peppino enchaîne les manifestations d’extrême-gauche. En 1977, avec quelques amis, il crée « Radio Aut ». Sur les ondes de cette radio indépendante, ils choisissent d’affirmer leur liberté à travers des chroniques humoristiques qui, par le ridicule et l’ironie, font exploser tous les tabous. C’est ainsi que Peppino commence à parler de la mafia de Cinisi, qu’il surnomme « Mafiopo-lis », en attaquant le Boss principal, le tout puissant Don Tano Badalamenti. Oscillant toujours entre la satire et le drame, il met le spectateur dans une position qui balance elle-même entre le rire, l’admiration pour l’intelligence de ce jeune homme plein d’espoir et le malaise, sentant déjà que quelque chose de terrible se prépare.


Pour contraster avec cette ambiance à l’arrière-goût de poudre à canon, une bande-originale constituée essentiellement de tubes du rock’n’roll américain des années 70, tel que The Animals, Leonard Cohen ou Janis Joplin. Ce choix de bande-son n’est pas anodin. En effet, outre la différence de ton évidente qu’elle produit avec les événements tragiques du film - étant par ailleurs souvent diffusée sur la même Radio Aut qui clame les discours militants - ne comptant qu’une seule chanson italienne, elle brise la dynamique de fermeture sur le village de Cinisi et élargit le rayonnement du discours anti-mafia. De cette manière, le spectateur ne perd jamais de vue le rythme effréné auquel a vécu, durant cette période, le combat contre le crime organisé.


À la moitié du film, une scène poignante nous en explique le titre insolite. Un soir, Peppino et son jeune frère, Giovanni, sont dehors. Peppino, presque en délire, hurle : « Tu sais compter ? Compte jusqu’à cent ! […] Tu sais qui habite ici ? Oncle Tano Badalamenti ! Cent pas ! Il y a cent pas depuis notre maison ! Tu vis dans la même rue, tu bois ton café dans le même bar et à la fin, tu as l’impression qu’ils sont comme nous. Et en fait, ce sont eux les patrons de Cinisi ! Et notre père est un mafieux, comme eux ! Mais nous devons nous rebeller avant qu’il soit trop tard, avant de nous habi-tuer à leurs visages, avant de ne plus nous rendre compte de rien ! ». Peppino ne s’habituera jamais. Il mènera le combat jusqu’au 9 mai 1978, date à laquelle il sera sauvagement assassiné par le clan Bada-lamenti. Malheureusement, son décès sera largement éclipsé par celui du politicien démocrate chrétien Aldo Moro. Enlevé par les Brigades Rouges, le ministre sera élevé, dans une grande mise en scène, au statut de martyr victime du communisme qu’il avait toujours combattu. Le meurtre de Peppino Impas-tato, lui, sera grossièrement maquillé en suicide et les autorités ne feront rien pour faire éclater la vérité, malgré les marches silencieuses organisées par ses compagnons. Un bel exemple de ces manifesta-tions pacifiques est celui de la scène finale, dans laquelle une foule de jeunes gens suit le cercueil. Cette image, tout d’abord fictive, se transforme peu à peu en noir et blanc et devient un document du journal télévisé. La mise en abyme que le réalisateur choisit de placer ici fait prendre tout sons sens au film. C’est un documentaire, pas une fiction. Il est aussi actuel que si l’on découvrait ces événements dans les nouvelles.


La révolution telle que filmée dans I cento passi se joue sur deux plans : l’un, évidemment, est la lutte anti-mafia et est figuré par de nombreux plans significatifs, comme ceux des drapeaux ou des dîners de clans. Le deuxième, plus complexe, est une révolution intérieure, un combat qu’il mène dans son coeur. Son père, Luigi, est un mafieux de petite envergure. Il craint le clan Badalamenti autant qu’il l’admire. Tout le mécanisme pervers induit par cette relation de dominant-dominé qui existe entre les Boss et les exécutants le pousse à obéir aux ordres de Don Tano. Il ne défend pas vraiment ses exac-tions mais il les justifie et les considère comme « nécessaires » à la bonne marche de la ville, dans un respect des règles et des chefs. Peppino est indigné et ne comprend pas le fonctionnement profond de son père. Le réalisateur choisit de porter cette relation compliquée à son paroxysme lors d’une magni-fique scène dans une pizzeria, au cours de laquelle père et fils se regardent, sans pouvoir se parler. Luigi voudrait rappeler à Peppino qu’il doit servir son père, l’honneur de sa famille et Don Tano. Peppino voudrait faire comprendre à Luigi qu’il n’est pas du bon côté, que la justice se trouve loin des Boss de Cinisi. Mais ni l’un ni l’autre n’ouvriront la bouche et le mur ne tombera pas.


Ce film est enfin un film sur la mémoire, un vaccin contre l’oubli de masse. Parce qu’il serait trop fa-cile de détourner les yeux et d’ignorer la pieuvre. Lorsque l’on regarde I cento passi, l’émotion, l’indignation et les larmes gagnent immédiatement le spectateur. La mort de Peppino Impastato, ce n'est pas seulement la mort d’un personnage de film ou d’un jeune homme qui a vécu bien avant nous. C’est la mort d’un combat, la mort d’un espoir, la mort d’un ami.


Alors pour ne pas les oublier, ni lui, ni sa révolution, je vous en parle. Pour ne pas les oublier, je vous demande de voir ce film non comme un film de propagande mais comme un film d’urgence, de pre-mière nécessité. Pour ne pas les oublier, comptez jusqu’à cent et pensez à Peppino Impastato.


[http://www.reelgeneve.ch/un-soleil-rouge-se-leve/]

Mitsuba
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le 20 janv. 2018

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