Oreilles et narines délicates ou un peu trop sensibles, abstenez-vous – sur la route de Canterbury, on pète, on pisse, on chie, on dégueule à tout bout de champ.


Et on baise, on bouffe, on boit. Et on rit, constamment, d’un rire immédiat, primaire, gras, évident, jamais au second degré, jamais satirique assurément.


Avant que l’indignation ne s’installe, quelques rappels s’imposent :


Les Contes de Canterbury s’inscrivent, après le Décaméron et avant les Mille et une nuits, dans la trilogie de la vie concoctée par Pasolini – une vision du monde joyeuse, optimiste, où le corps joue un rôle essentiel. Et dans le film, le personnage de Chaucer, auteur des fameux contes (interprété par Pasolini lui-même, dont chaque apparition, brève, est toujours ponctuée d’un sourire malicieux) n’hésite pas à entamer la lecture … du Décaméron ;
• Chacune des trois grandes œuvres, constituées de multiples récits juxtaposés, se distingue moins par ses références culturelles (les thèmes de la tradition sont largement universels) que par une écriture très spécifique. Et les récits développés dans les Contes de Canterbury sont effectivement très gras. En réalité les mises en scène de Pasolini sont extrêmement fidèles aux œuvres adaptées, de la vulgarité apparente et extrême de Canterbury à l’extrême raffinement des Mille et une nuits
• Et non seulement la présentation des contes se préoccupe fort peu des oreilles ou des yeux un peu trop délicats, mais l’humanité présentée est elle-même moralement assez laide, entre tromperies de toutes sortes, escroqueries, adultères, vols, jusqu’aux meurtres.


En réalité, la clé du film, n’est donnée, mais de la façon la plus explicite qu’au bout d’une heure – à l’instant où une foule bigarrée (le seul moment du film, et ce n’est pas le hasard, où la dominante chromatique n’est pas en gris ou en beige), joyeuse et dansant en musique s’apprête à mettre le feu à un vieil épouvantail – ce pantin triste qui va bientôt se transformer en feu de joie, c’est le vieil hiver qui s’achève ; c’est la fin du carême et des jours maigres et le jour du printemps naissant, du retour de la sève et de la chair ; C’est le temps joyeux du carnaval – le temps où Mardi-Gras, avec sa ceinture de saucisses et juché sur une énorme barrique de vin va joyeusement rosser enfin le vieux carême prenant et sa triste figure, comme dans un tableau célèbre de Breughel.


Et le carnaval, dont Pasolini a parfaitement saisi l’essence, c’est encore bien plus que cela – c’est l’heure du renversement de toutes les valeurs – l’heure où l’esprit de sérieux doit céder le pas à la « sottise » et à la folie, l’heure où la culture populaire, celle de toutes les traditions peut encore apparaître avec toute sa force subversive. On assiste alors aux plus absolus des renversements : du haut (l’esprit qui ne cherche qu’à réduire le corps) vers le bas (et jusqu’au bas du bas, à la merde qui va engraisser et fertiliser le sol), du sacré au profane et même au sacrilège, du noble au trivial, du raffiné au grossier, du sérieux à l’insensé. On retrouve là le rôle du fou, du bouffon, toujours aux côtés du roi pour se moquer de ses prétentions au sérieux et à l’éternité (et c’est sans rapport avec un quelconque humour satirique très actuel). On comprend aussi, peut-être, que le personnage principal de Don Quichotte, ce n’est pas forcément le « chevalier à la triste figure » mais plus sûrement son valet, essentiellement préoccupé de son ventre et de la terre, celui qui va récupérer le bon pain quand son maître confond les moulins à vent (qui produisent le pain) avec des géants hostiles, celui qui tente de sauver le vin précieux quand l’autre transperce de grandes outres remplies de vin en les prenant pour des brigands.


Le carnaval, c’est la réhabilitation du bas contre l’idéal ascétique et puritain, c’est le triomphe du corps. Et si l’humanité se complaît en roueries et autres escroqueries, c’est qu’elle est aussi faite de ça: : un corps joyeux et décomplexé livré à tous les désirs.


Une des scènes les plus « choquantes » de Canterbury est aussi une des plus caractéristiques et donc des plus innocentes (ou plutôt des plus innocemment subversives) du film : un jeune homme, tout juste sorti du bordel local (localisé à l’étage d’un grand caravansérail, au-dessus d’une immense auberge), se met à uriner copieusement sur une bande de vieux soiffards attablés et attardés. Ces derniers commencent par grogner, avant, très rapidement de s'esclaffer tandis que toute la salle explose dans un éclat de rire général.


C’est le rire du carnaval.


Pasolini situe son film à l’instant où le monde est en train de basculer – l’instant où l’église et la bourgeoisie de concert vont précisément imposer un ordre nouveau, sérieux et répressif, et repousser les outrances du carnaval dans des temps et dans des espaces de plus en plus restreints. Cet ordre est aussi présent à l’intérieur du film, avec un bûcher très inquisitorial et un sodomite qui n’y échappera pas – même si le sort réservé aux coupables est passablement différent selon qu’ils sont riches et paient en conséquence ou qu’ils sont incapables de payer pour leur salut. Et le diable (le rôle est confié à Franco Citti, un des comédiens préférés de Pasolini) est là pour s’assurer que l’ordre nouveau se met bien en place.


La réalisation de Pasolini rend parfaitement compte de ce contraste de plus en plus fort entre la présence de la tradition joyeuse et le sérieux si peu équitable qui commence à s’installer. La gamme chromatique retenue, on l’a déjà signalé, tend vers les camaïeux de gris, ou de beige – mais avec une espèce de douceur pastel, on n’est jamais dans des gris tristes. Et sur ce fond relativement monochrome explosent en permanence des éclats de couleurs très vives, portés notamment par les vêtements et les étoffes. Les éclats du carnaval.


Les Contes de Canterbury sont résolument optimistes. Pasolini croit, a toujours cru, à la possibilité d’un mystère religieux, esthétique et ouvert – sans puritanisme, sans contraintes morales ne visant qu’à la négation du corps et des désirs. Et au milieu des outrances carnavalesques, il n’hésite pas, ici ou là, à glisser quelques sentences presque sérieuses : « en plaisantant et en jouant, on dit bien souvent de fort grandes vérités ».


Et c’est à nouveau à ces comédiens confidents et porte-parole de toujours qu’il reviendra d’appuyer ces « grandes vérités » somme toute bien modestes ;


Ainsi dans la bouche de Laura Betti,



« En société je sais rire et je sais faire rire, et j’en connais un bout sur toutes les variétés de remède d’amour, mes mignons … »



(…)



« Nulle, part dans l’Evangile on ne voit exiger la virginité. Et dites-moi dans quel but furent créés les organes génitaux ? … »



Et mieux, bien plus finement encore, dans le personnage confié à Ninetto Davoli, autre grand habitué de la gent pasolinienne. Avec ce personnage totalement inattendu, c’est Charlie Chaplin qui débarque en plein carnaval pour un numéro prolongé et burlesque du plus bel effet. Tout y est – le chapeau, la canne, la démarche en canard ; et les représentants de l’autorité, policiers géants et moustachus, riches marchands, gros bourgeois qui seront toujours bernés (avec chutes spectaculaires et répétées) au terme de poursuites trépidantes ; et la jolie fiancée qui se laissera séduire pendant la noce, avec une nouvelle poursuite à la clé – Chaplin convoqué ici pour son humanisme léger qui se rit de toute autorité. Et à l’instant ou Ninetto /Perkin / Chaplin est enfin arrêté, puis entravé dans un carcan sur la place publique, il offre encore à l’autorité la meilleure des répliques – il chante.


Un tel film ne pouvait s’achever, évidemment, qu’en pandémonium. Et c’est le diable lui-même, l’esprit de terreur qui va à son tour prendre les atours du carnaval. Le diable en enfer accueille les damnés, et après Breughel, on peut songer à présent, à l’évidence, à l’enfer de Jérôme Bosch.


Mais en réalité le diable n’accueille pas les damnés, il les défèque, dans un concert interminable et assourdissant de pets tonitruants – et c’est dantesque. Carnavalesque.


Ailleurs
Quelque part en enfer,
Dans une contrée lointaine
Où la sottise est reine
Le diable joue avec ses sphincters.
Le diable se soulage en chiant les damnés.


P.S. Pour qui chercherait à approfondir la question du carnaval (celui de la tradition, pas des traductions folkloriques actuelles), l’œuvre la plus intéressante, franchement passionnante, a été proposée par Mikhaïl Bakhtine dans son ouvrage magistral consacré à Rabelais : François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la Renaissance.

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le 3 avr. 2016

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