Le canadien Philippe Lesage surprend avec les Démons, son premier film de fiction montré en France. L’affiche française du film montre un jeune garçon recroquevillé sur lui-même, les yeux presque dans le vide : la menace d’un film triste et déprimant se profile aux yeux du spectateur.
Il n’en sera rien. Félix (Edouard Tremblay-Grenier, épatant), le petit protagoniste du récit, un pré-adolescent de dix ans que des indices épars situent dans les années 80 (le décor, la référence au sida), sans doute à l’époque même de l’enfance du réalisateur, Félix est un personnage à la croisée des chemins, pile dans le moment où la vie dessille les yeux des enfants pour les mettre face à la réalité des adultes.


Ouvrant sur une chorégraphie enfantine sur fond de Passion selon Saint-Mathieu de J.S. Bach, Les Démons présente Félix parmi ses petits camarades, comme perdu, hors de l’espace, hors du temps, semblant à la fois peu concerné par ce qui l’entoure, et pourtant en permanence aux aguets : quand il dort chez Mathieu, son meilleur copain, la visite très tardive de Marc, son propre père (Laurent Lucas), seul, à la mère de Matthieu, seule, le tient éveillé et inquiet toute la nuit. Les rires, le vin, et la nudité de la jeune femme dont il a été le témoin le matin même en arrivant chez Mathieu, le laissent perplexe. Et voir ces deux personnes faire comme si de rien n’était le lendemain, à l’anniversaire de son grand frère François (Vassili Schneider, le frère prometteur de Niels), conforte ses craintes filiales. Ses terreurs sont par la suite confirmées par une dispute conjugale, mémorable aussi bien pour les trois enfants du couple, Félix et ses grands frère et sœur, que pour le spectateur, saisi par la violence de la séquence : le passé de documentariste de Philippe Lesage est sans doute pour beaucoup dans l’élaboration de cette impressionnante et terrible séquence plus vraie que nature…


Mais souvent, le réalisateur des Démons se contente de scènes en apparence beaucoup plus ordinaires, notamment ces scènes aquatiques à la piscine municipale de cette banlieue de Montréal, lieu porteur d’émois juvéniles s’il en est. Avec son chef opérateur, Nicolas Canniccioni, Philippe Lesage réussit ce défi intéressant qui consiste à adopter le point de vue de Félix, son regard sur le monde des adultes, en même temps qu’il nous le donne à voir, avec de très longs et lents travellings avant au fil de l’eau et sous un soleil écrasant, qui viennent se focaliser sur le jeune garçon, accompagnant ainsi le regard du spectateur qui s’était déjà mis à scruter l’image à sa recherche. Un vrai beau geste de cinéma, qui peut toutefois dérouter par moments quand il se termine un peu abruptement, sans véritable chute. Des scènes assez froides qui montrent qu’à l’image d’un disque dur, le jeune garçon emmagasine des tranches de vie comme des data qui vont le façonner, couche après couche. C’est ainsi que le cinéaste va saisir joliment les peurs nocturnes de Félix, après le visionnage d’un film d’horreur, ou encore après les récits de François et de ses amis, relatifs à un kidnappeur violeur meurtrier qui s’en prendrait aux enfants de son âge. C’est ainsi également qu’il va le filmer en gros plans de plus en plus rapprochés, dans sa touchante sidération lorsqu’il se trouve à proximité de sa prof de gym Rebecca (Victoria Diamond) dont il est éperdument amoureux…


En arrière-plan de ces apprentissages plus ou moins douloureux, le cinéaste déroule un drame plutôt éprouvant sur fond de pédophilie qui va occuper largement la deuxième partie du film, sans qu’il ne perde le jeune Félix de vue. La victime est un enfant, le bourreau est à peine plus vieux, et le dispositif s’insère dans un schéma global qui montre que les enfants, grands et moins grands, ont leurs propres démons intérieurs (Félix y compris d’ailleurs, quand il se surprend à enfermer un petit camarade dans une cabine du vestiaire de la piscine). Ces démonstrations ne sont pas simplistes : dans le cadre de l’omniprésence des enfants à l’image, de leur proche côtoiement d’un monde perverti sans qu’ils n’aient vraiment conscience des dangers, sans qu’ils ne se départissent de leur innocence enfantine et joyeuse, elles rendent les intentions du réalisateur limpides et percutantes.


Les Démons est une fable presque onirique réussie, aucunement misérabiliste. Malgré une habile mise en scène qui lui donne par moments le relief d’un enfant « différent », mystérieux, Félix est un enfant tout ce qu’il y a de plus ordinaire, entouré d’une famille aimante (il faut voir la fratrie se déhancher en chœur sur le Pata Pata de Miriam Makeba) ; la force de la démonstration de Philippe Lesage réside dans cette perpétuelle cohabitation entre un monde d’apparence normale (l’hypocrisie sociale des adultes, la naïveté apparente des enfants, l’inoffensivité supposée des uns et des autres) et le tumulte d’un monde caché dans les caves des maisons et les citernes abandonnées, ou encore et surtout dans la tête et le cœur des enfants, des adultes en devenir.

Bea_Dls
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le 19 sept. 2016

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Bea Dls

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