Il est dans l'histoire du cinéma de ces moments privilégiés où un réalisateur remodèle sa vision du monde à travers une femme, la prolonge dans le lyrisme jusqu'à la féminité absolue. Les ouvrages qui surgissent de cette rencontre ont l'éblouissant prestige de l'irréductibilité à tout critère esthétique. Les Désaxés relève du processus inverse. Il part du mythe Marilyn pour ramener la "blonde incendiaire" à sa plus profonde humanité. Il révèle au-delà de la seule beauté la richesse intérieure de celle qui fut Norma Jean, fillette violentée, orpheline désorientée et adulte douloureuse, souffrant d'être, face au désir des hommes, réduite à la fonction d'objet. Il est assez piquant de trouver comme ordonnateur de cette démystification celui-là même qui dans Quand la Ville dort ménageait la mémorable apparition d'une blonde enfant à la lèvre humide. De la légende autobiographique du film à son appréciation critique, il y a un pas qu’il est tentant de franchir. Si un auteur peut injecter dans son œuvre le fruit de son expérience, y inscrire des allusions, tracer des portraits d’après nature, pousser la méthode jusqu’à faire de sa création un hommage à son modèle, cela ne saurait cependant suffire. Certes la fragilité, l’obsession de la souffrance, la soif de compréhension et de respect caractérisant l’actrice se retrouvent transcrits ici avec une fidélité et une affection qui ne laissent pas de doute sur la sincérité du scénariste qui était son époux d’alors, Arthur Miller. Mais si le film avait dû n’être qu’un journal intime transposé à l’écran, il est douteux que John Huston s’en serait improvisé le metteur en scène et le producteur. L’écrivain lui-même était trop intelligent pour arrêter son ambition au reflet de ses propres observations épidermiques. Issu d’une vision impressionniste, le long-métrage se dilate en un drame extériorisé, à travers une description pleine d’idées plus ou moins abstraites dont le récit constitue la grille chiffrée.


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Une poignée d’êtres meurtris par l’existence s’y croisent à Reno, capitale de l’amour déçu. Isabelle vit là par procuration et voyeurisme, se complaisant peut-être dans les divorces des autres femmes. Roslyn est l’une d’entre elles, hypersensible, éperdue de tendresse, égrenant ses illusions perdues dans l’espoir plus ou moins inconscient de dissiper son désarroi. Guido, veuf d’origine italienne, porte en lui un cortège de souvenirs et figure l'instabilité même, la fuite du réel dans un recommencement sans fin. Perce trimballe sa selle de rodéo en rodéo, plus sonné qu’un vieux boxeur. Régulièrement le fil du téléphone, comme un cordon ombilical, le relie à sa mère. Son quotidien est celui du risque chaque jour renouvelé, du bohème qui perd dans les bars autant de fric qu'il en gagne à risquer sa peau. Il a de Montgomery Clift la gueule abîmée, rapetassée tant bien que mal comme le fut celle du beau gosse d’Une Place au Soleil après que la mort ait manqué le rendez-vous au virage. Monty roulait tel James Dean le pied au plancher, soucieux de pimenter de risque une vie trop banale. Gay, enfin, représente le combat pour l'absolu, le défricheur épris d'idéal et d’indépendance. Il renouvelle en quelque sorte le cousin qui traversait les rêves du commis-voyageur, témoin de tous les renoncements à l'audace. La signification de chacun de ces protagonistes s'enrichit, à l'échelon supérieur, de la personnalité du comédien qui l'incarne : Les Désaxés est un film-vampire se nourrissant de la chair même des acteurs. Ce sera le dernier pour Clark Gable (raviné) et Marilyn Monroe (en jeans et déboussolée), qui s’éteindront le premier quelques jours après la fin du tournage, la deuxième l’année suivant la sortie. Trois grandes stars incarnent donc ces losers masochistes, ces paumés rongés de solitude et d’impuissance, brisés au plus profond d’eux-mêmes par une véritable névrose de l’abandon. Le cinéaste les noie dans une atmosphère moite, d’immenses espaces brûlés de soleil. Le spectaculaire de certaines scènes est désamorcé par l’impression suffocante que délivre un vertige suicidaire. Une chasse au mustang, dont la mécanisation de la poursuite accentue la cruauté tranquille, obligera chacun à se reconnaître, faute de renaître.


La modestie de l’anecdote est d’autant plus frappante que le développement visuel de l’action permet de retrouver la prédilection de Huston pour ces actes dérisoires qui engagent l’homme sans rémission. À sa manière, le grand John confirme que la force de l’expression et l’acuité du propos sont atteints plus sûrement en profondeur par le truchement d’un sujet simple. Il réussit à rester sur son quant-à-soi et à ne pas renier son cousinage avec les plus authentiques moralistes de la civilisation américaine. Certes le film n’est pas avare en conversations et en bavardages touffus. Mais la parole ne nuit pas au geste s’il est beau, et du geste à la geste il n’y a que la distance d’un mot : épopée. Pourtant ces personnages sont des misfits, des "mal-ajustés". Le générique représente d’ailleurs un puzzle dont les pièces ne s'accordent pas, parcourent l'écran à la recherche de leur répondant, se terrent dans un coin, bondissent quand passe à leur portée un autre fragment de ce qu'ils cherchent à reconstituer, et se replient sur eux-mêmes après chaque tentative. Il préfigure la démarche déboussolée des personnages, inadaptés au monde qui les cerne, inadaptables aux gens qu'ils côtoient. Les Désaxés est un film profondément funèbre : quand règnent l’activisme et l’efficacité économiques, l’existence des cow-boys devient anachronique. Sous le regard de la fille de l’Est, leur manière de vivre paraît même cruelle et déplacée. L’aura des pionniers s’est effilochée, leur mythologie s’est inversée : on les aime parce qu’ils sont marginalisés, vaincus. L'ardeur conquérante a cédé le pas à la mesquinerie capitaliste du business et la justice des hommes à la chasse aux sorcières de Salem et d'Hollywood. Miller a la haine de la mort parce qu’il connaît le visage hideux des mouchards et des fascistes ; vu du pont, son pays porte le masque des assassins.


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Par l’ampleur de sa symbolique, la lucidité de son point de vue, Les Désaxés demeure le portrait sociologique le plus précis de l'Amérique sous Dwight D. Eisenhower. L'homo americanus y a trahi l’utopie des Pères Fondateurs. La ville est rejetée et fait place à un retour à la nature (Roselyn s'émerveillant devant les plaines arides, enlaçant un tronc d'arbre, exprimant sa pitié pour les animaux). Elle est une atteinte à la liberté individuelle, autre valeur ancestrale que le XXème siècle a définitivement limitée en imposant un environnement hautement industrialisé. Roslyn, Gay, Guido, Perce sont en manque d'innocence, car la société a tout sophistiqué ou tout corrompu. Même Guido, le moins pur des quatre, souffre de cette perte : il ne peut échapper au traumatisme de la guerre dont les bombes ont trahi l'adage jeffersonien qui voulait que les hommes naissent égaux, avec certains droits inaliénables. Le manque de communication hante le monde occidental au début des années soixante (Bergman et Antonioni en Europe). Ce grand problème caractérise les personnages des Désaxés qui vivent plus ou moins par procuration. Guido n'a plus que son avion pour échapper au terre-à-terre ; Perce risque sa vie sur le dos des chevaux indomptés ; Gay, de femme en femme puis de chasse en chasse, avance sans fin au devant de sa vérité. Tous courent après l'amour : Guido dans le passé, Perce dans le giron œdipien et maternel, Gay d'aventure en aventure. Leur rêve est une échappatoire de cette Amérique où tout est raté, une sorte d'idylle aux champs. Sterling Hayden lui aussi fuyait la jungle de l'asphalte avant de s'écrouler dans l'herbe d'un ranch où gambadait un poulain. La scène superbe où Perce pose sa tête bandée sur les jambes de Roslyn dans l'arrière-cour d'un saloon, avec des détritus et des carcasses de voitures en toile de fond, exprime à merveille ce constat de la faillite d'une idéologie entretenue oniriquement.


John Kennedy — sur lequel, on le sait, Marilyn fera une fixation — mettra fin à cette fuite en arrière en annonçant son programme magiquement prometteur de la Nouvelle Frontière, appel à l’entraide qui avait déjà été émis par Roosevelt à l’heure du New Deal. Car la vie à relancer impose paradoxalement une présence prééminante dans ce crépuscule. Roslyn hurle son dégoût face au comportement destructeur de ses compagnons. À ses yeux la véritable Amérique se reflète dans les animaux encore libres ou dans le regard glacé du vieil Indien impassible croisé sur le trottoir de Dayton. Ainsi, à sa demande, Perce apprendra-t-il à ne plus se blesser, lui qui compare les vastes étendues du Nevada à l'image qu'il se fait de la lune. Ces hommes et ces femmes n'aspirent qu'à se régénérer dans un axe qu'ils espèrent nouveau. L’œuvre se cabre vers la fin pour porter un regard prophétique sur l'avenir. "Ils ont changé le pays, ils l'ont couvert de sang", précise le cow-boy vieillissant à l'heure de sa défaite acceptée (phrase qui rétrospectivement annonce les assassinats politiques et la guerre du Vietnam). Ce seront les fils de Gay, Roslyn et Perce qui ébranleront le système à partir de 1964, mais ce seront ceux de Guido qui éliront Reagan vingt ans plus tard. Au nom d'un individualisme qui n’a plus cours, Clark Gable accepte enfin l'absurde de la situation que souligne le désert, grand révélateur biblique du cinéma US. Libérée du mythe qui l’avait aliénée, Roslyn-Marilyn ressent quant à elle la nécessité de crier la condamnation d'une civilisation aliénante. Elle joue le rôle de catalyseur auprès du chasseur archaïque, de l’émigré prosaïque et du compétiteur des arènes et, à partir de cette crise, déclenche un mouvement intérieur qui les amène chacun à la confrontation avec eux-mêmes. Gay, qui a besoin d'une dernière épreuve pour prendre sa propre mesure, se lance à la poursuite du cheval désentravé, le reprend puis le libère, comme ça, parce qu’il n'aime pas qu'on pense à sa place. Cette morale rejoint en tous points celle de l'univers hustonien. Qu'importe l'échec. Ce qui compte c'est la lutte, la seule expérience dont l’homme s’enrichit. Devant l’aventurier dilettante et la femme-enfant, comme devant les deux vagabonds des Temps Modernes, s'ouvre finalement la route de la vie et de l'espoir, parce que l'amour est à leurs côtés.


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le 18 sept. 2022

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Thaddeus

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