Le bon Danton, la brute Robespierre, et le bolchévisme truand aux États-Unis

Le titre anglais, "Orphans of the Storm", indique plus clairement que sa version française les enjeux du film : c'est l'histoire de deux sœurs (interprétées par les deux vraies sœurs Gish, Lillian et Dorothy) prises dans la tempête de la Révolution française qui sera au cœur des préoccupations, plus que la Révolution française elle-même. En un sens, la partie mélodramatique importera plus que la partie historique. Pourquoi pas, Griffith nous ayant déjà montré à plusieurs reprises l'étendue de ses talents en la matière ("Way Down East", "Broken Blossoms", et certains segments du magnifique "Intolerance").


Les cartons introductifs annoncent cependant les intentions de l'auteur sans ambages : l'histoire de ces deux orphelines sera celle d'un glissement d'une forme de souffrance vers une autre. Elles passeront de sujettes du roi et de son pouvoir à sujettes de Robespierre et du gouvernement anarchiste et bolchévique qu'il créera au lendemain de la révolution (sic). Danton est le vrai sauveur de la France, c'est lui qui triomphera des aristocrates gonflés d'orgueil et des révolutionnaires intrinsèquement arrivistes, c'est lui apportera la justice et la vraie démocratie ne pourra naître qu'une fois Robespierre proprement guillotiné (re-sic). Aucune mention ne sera faite à la tête de Danton, alors qu'elle sera elle aussi chassée loin de son corps près de quatre mois avant celle de son éternel rival.


Dans un élan de propagande intimement patriotique, Griffith exhorte le peuple américain contemporain à prendre exemple sur cet épisode de l'Histoire de France et à barrer la route aux bolchéviques désireux de pénétrer les strates de leur nation. Loin de moi l'idée de faire ici un procès anachronique. Ce n'est pas la première fois qu'il utilise ainsi un passé historique pour commenter le présent, mais c'est à ma connaissance la première fois qu'il le revendique aussi férocement, aussi frontalement. C'est un peu comme si la magnificence de sa mise en scène et l'immensité des fresques historiques dont il fut l'auteur incontestable (de "Birth of a nation" à "Intolerance") s'étaient déplacés vers d'autres aspirations. Une énergie folle canalisée dans une autre direction. Non pas que certains passages ne brillent pas par leur souffle épique, à l'image des rues de Paris qui se remplissent progressivement le 14 juillet ou des longues fêtes aristocratiques pleines de débauche, d'insouciance et d'oisiveté (sans pour autant atteindre l'écrasant lyrisme de la chute de Babylone dans "Intolerance", qui reste un sommet en la matière, difficilement égalable), mais ce n'est pas là le cœur du récit.


Griffith n'est absolument pas intéressé par une restitution pédagogique de l'Histoire, et il ne fut à ce titre pas vraiment très regardant sur l'enchaînement des événements, en passant en un clin d'œil de la prise de la Bastille à l'exécution de la Terreur (fomentée par un Robespierre sournois, lâche, et rancunier, la définition du Mal absolu, par opposition au calme et juste Danton, grand orateur). Et où est passé Louis XVI, dans cette histoire, on se le demande... Non, Griffith semble vouloir transmettre son message par les émotions qui entourent la séparation des deux sœurs et des drames respectifs dans lesquelles elles tomberont, sur fond d'esclavage et d'amours contrariées. Et en fonction de l'adhésion de chacun à leurs histoires et leurs tourments, le parallèle entre la France de la fin du 18ème siècle et les États-Unis des années 1920 paraitra plus ou moins important, plus ou moins grossier. L'exercice cinématographique, lui, reste assez passionnant.


[Avis brut #80]

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le 8 avr. 2016

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Morrinson

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