Les embrouilles sur le lieu de travail, ça a quand même bien changé. Aujourd'hui ça se passe comment ? On casse du sucre sur le dos de l'ennemi à la machine à café, on lui vole son agrafeuse même si on en a déjà une, rien que pour le faire chier, si on a le bras long on le fait muter à la succursale des Îles Kerguelen... tout ça manque terriblement de panache. Alors qu'en 1800 dans l'armée napoléonienne, on se provoquait en duel au sabre ou au pistolet. Avec l'heure et le lieu fixés à l'avance, et des règles de bonne conduite. Et ça pouvait durer 15 ans. Car non, on ne badine pas avec l'honneur.


L'honneur. Voilà sans conteste le thème majeur des Duellistes. Là où c'est intéressant c'est que le rapport à cette notion est très différent chez les deux hommes. Pour Féraud, c'est à la fois le moteur qui le fait avancer et le feu qui le ronge, une valeur si viscérale qu'elle le définit quasi-entièrement. Susceptible, mauvais comme un poux, le sabre ou le pistolet qu'il te réserve c'est uniquement parce que la technologie ne lui permettait pas encore de te carrer directement un bazooka dans le fondement. D'Hubert est d'un autre bois. Militaire doué, mais sans l'envie de se foutre sur la gueule au moindre prétexte. Conscient de l'absurdité de ces duels, de leurs motifs souvent discutables, mais fidèle malgré tout au code d'honneur qui les préside. Pour résumer : l'honneur de l'un tend vers l'orgueil, celui de l'autre plutôt vers la dignité, mais chacun nous rappelle à sa manière le côté essentiel et dérisoire à la fois de cette valeur.


Je manquerais totalement ma cible si je n'abordais pas l'atout principal du film : sa beauté picturale. Scott soigne tout autant les scènes d'intérieur, souvent filmées dans un clair-obscur empreint de gravité, que les décors naturels que l'on retrouvera notamment dans les scènes de duels. Clairières au petit matin, dans la brume, sous une forêt nue d'automne ou dans le terrible manteau neigeux de Russie... y'a pas à tortiller du fleuret c'est beau, tout en évitant l'écueil du film qui se fige à force de vouloir composer des plans. Et puis les deux sabreurs ne sortent pas d'un production Shaw Brothers, mais le bruit cinglant des lames entrechoquées, la tension des regards et des respirations, rendent les courts duels très réussis. Le dernier de la liste, dans ce château en ruines perdu dans les bois, illustre bien cette idée : La scène est filmée avec un grand soin graphique certes, mais l'utilisation de l'espace et le jeu de la caméra avec les angles font que le tableau composé est bel et bien en mouvement.


Alors on accepte les imperfections du scénario. Féraud qui est moins présent à l'écran que son rival par exemple, est-ce l'occasion ratée de mieux saisir son âme bouillonnante ? Ou bien ce rôle d'ombre qui plane au dessus d'Hubert est justement ce qui donne son sel au personnage ? Un peu des deux sûrement.


La relation entre les deux adversaires évolue peu en tout cas. A la détestation sans faille, j'aurais bien vu se mêler un peu plus de contradiction. Une sorte de respect mutuel palpable, quelques nuances dans leurs échanges. Le passage lors de la campagne de Russie amorce bien une idée de ce genre, mais trop succincte à mon goût. Là aussi, peut-être que l'idée était de garder le plus de tension et de non-dits possible, afin de tout cristalliser dans la dénouement de l'histoire. Ça se défend, même si ce n'est pas ce que j'aurais fait.


Sans le dévoiler, ce dénouement est en tout cas une réussite. Le mérite n'en revient ni à Ridley Scott ni à Joseph Conrad (auteur de la nouvelle dont le film est adapté), mais à l'histoire vraie qui a inspiré la plume de l'écrivain, et qui s'est achevée sur le même point final. Un dernier duel fondamental, moins par ce que les armes racontent que par sa résonance psychologique. Ce sentiment du destin qui bascule enfin pour de bon, après tant d'années à maintenir leurs caps respectifs.

VilCoyote
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le 30 mai 2016

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VilCoyote

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