Le pire aspect de l'hypokhâgne et de la khâgne — vous savez, les classes préparatoires littéraires, tous ces noms pompeux, là —, ce sont les khôlles. Les colles, en langage vulgaire. Les interrogations orales, si vous préférez. Pour l'angoissée chronique que je suis, rien de pire. Seule devant le sujet pendant une heure, à tenter d'avoir quelque chose à en dire, puis seule devant le professeur, trente minutes pour s'apercevoir qu'on ne sait pas vraiment parler de tout sans bafouiller. Pourtant, deux de mes meilleurs souvenirs de ma première année, ce sont deux khôlles de philosophie. Mon prof de philo était un vrai personnage : petit, une casquette toujours vissée sur sa kippa, une démarche de jeune, des gestes de danseur, une voix envoûtante, ailleurs, profondément ailleurs, et un regard sur les choses, mh… étrange et poétique. Et ses sujets lui correspondaient bien : la khôlle de premier trimestre, c'était sur les ouvrages étudiés en terminale (jusque-là, rien de bien anormal), celle de deuxième trimestre, sur nos passions, celle du troisième trimestre, sur un film — choisi parmi une liste d'une centaine de films. J'avais choisi Les Enfants du Paradis. Mon sujet : la théâtralité. Cette petite vingtaine de minutes, c'était un moment glorieux pour moi, je parlais des choses comme j'aurais voulu toujours savoir en parler. Voilà, j'essaie ici de reproduire le miracle.


Les Enfants du Paradis a été filmé pendant la guerre et est sorti en 1945, projeté en deux parties, Le Boulevard du Crime et l'Homme Blanc, qui forment un tout de trois heures et quart, le tout réalisé par Marcel Carné. On sait Jacques Prévert au scénario et dialogues, Kosma le complice à la musique, Arletty, Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur, tout ce beau monde. Les Enfants du Paradis, c'est ces trois heures et quart où cinéma, théâtre, pantomime, poésie et tout le tralala se mêlent.


Dans le film s'opposent deux théâtralités, ou plutôt, une théâtralité à double visage : celle du geste et celle de la parole, représentées par l'antagonisme principal, cristallisé autour de l'amour de Garance : Frédérick Lemaître, qui n'est que parole, et Baptiste Deburau, qui ne sait s'exprimer que par le corps. Les scènes de rencontre en sont symptomatiques : lorsque Frédérick aborde Garance, il tente de la charmer par sa verve, alors que Baptiste la séduit sans parler, en la défendant contre l'accusation du bourgeois qui vient de se faire voler sa montre.


Cette opposition se fond dans le film : l'art du mime est sur le déclin, le théâtre est en expansion, et cette double théâtralité s'ancre dans ce contexte-là, celui du boulevard du Temple. L'avantage est ici éternellement donné à Baptiste, à la théâtralité du geste, puisque celui-ci obtient l'amour inconditionnel de Garance, surpassant non seulement Lemaître, mais Lacenaire, l'homme du mot, et même le comte de Montray et sa verbosité. Mais la distinction va plus loin : l'action, et non plus le geste, va prendre le pas. Baptiste tombe amoureux de Garance, la raccompagne chez elle sur les quais, mais il n'ose pas rester. Frédérick, qui ose, devient l'amant. Les preuves d'amour, plutôt que l'amour, comme disait l'autre. Mais même cela, ça n'est pas assez, puisque Garance est libre et qu'elle ne veut qu'être libre.


Ce monde du boulevard du Temple, c'est le monde des comédiens, des brigands, des aristocrates, du donner à voir, les personnages sont en représentation constante. Tout est procédé théâtral. Le rideau se lève, le film passe, le rideau se baisse. Garance et Baptiste s'avouent leur amour, et Nathalie arrive et les interrompt. Plus tard, les deux amants s'embrassent, enfin, après tant de temps et de scènes, tout ce temps perdu qui ne se rattrape plus, et Lacenaire tire lui aussi le rideau et les expose, comme dans un vaudeville où Édouard de Montray serait le dindon de la farce. On passera nous aussi sur les ellipses morales, scènes d'amour, assassinats, toujours cachés, montrés par d'autres moyens, ceux du cinéma, et nous voilà doublement spectateurs.


Tous les personnages se savent personnages, d'ailleurs, et ils s'y plient. Lacenaire incarnant l'escroc dandy, se fait escroc et dandy, et aime d'un amour cérébral, orgueilleux. Nathalie, qui glorifie la fidélité et la foi en son amour, les prend comme fers de lance de sa vie. Sont-ils fidèles par goût du théâtre, amoureux par convention ? On ne saura jamais.


Lemaître qui aborde Garance puis une autre fille avec la même réplique, sourire aux lèvres, il a appris ça par cœur, servons-nous-en. “Ah vous avez souri. Ne dites pas non, vous avez souri. Ah, c'est merveilleux ! La vie est belle et vous êtes belle comme elle, vous êtes si belle, vous aussi !” Et puis le leitmotiv du film, Prévert qui s'amuse à être le plus fort, la voix d'Arletty qui rigole en coin, “Paris est tout petit pour ceux qui s'aiment comme nous d'un aussi grand amour” et Lemaître qui reprend la phrase, la joue, la rejoue, la surjoue. Parce qu'il se sait personnage, Frédéric s'amuse, même en l'amour, surtout en l'amour ; il aime Garance justement parce qu'il est personnage. Plus tard, grâce à cet amour, grâce à la jalousie qu'il éprouve envers Baptiste, il parvient enfin à jouer Othello — et c'est peut-être pour cela qu'il se prête au jeu, qui sait ? C'est alors, alors qu'il ne fait plus qu'un avec le personnage qu'il s'est donné, qu'il est si profondément humain.


Singulier métier que le vôtre.
— Le plus beau.
— Sans doute. C'est étonnant, cette faculté de faire battre un cœur tous les soirs à la même heure.
— Vous n'y entendez rien. C'est beau, c'est étourdissant. Sentir, entendre son cœur et celui du public battre en même temps.


Seuls Baptiste, qui brouille son art et sa vie, et Garance s'aiment sans jouer, et pourtant, et pourtant (pourtant ils ne sauront pas, ils ne pourront pas). Garance-élément-déclencheur, Garance-beauté-idéale ne s'arrête pas à ça, elle le dit elle-même : “Je ne suis pas belle, je suis vivante, c'est tout !” La vie, la vie de ce film !


Être et paraître, changeants tous les deux, la vie abîme ces personnages, et l'amour, l'amour qui seul pourrait les rendre intacts, l'amour s'en va partout sauf dans le cœur, il bat plus fort, plus près, plus profondément, et puis le temps passe, le temps file, et nous avons changé, et dans la foule qui l'emporte, Baptiste appelle Garance qui ne l'entend pas.


Les enfants du Paradis, tout là-haut, crient et hurlent, ils sont plus vivants que tous dit Baptiste, parce qu'ils sont venus pour voir le théâtre et la vie battre du même battement de cœur.


Les rêves, la vie, c'est pareil ! Ou alors ça ne vaut pas la peine de vivre ! Et puis, qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse, la vie, c'est pas la vie que j'aime, c'est vous.

Nelken
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le 18 mai 2014

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