Déjà avec Le Septième Sceau, Bergman semblait dépasser le cadre très défini de son cinéma. Abandonnant son fleuron de la chronique romantique désenchantée, il s’essaie successivement à deux allégories bien différentes, mais toutes deux intimement liées à la mort et à la fatalité. Il ne faut pas voir ce virage comme une déconstruction : Bergman reste Bergman, et c’est dans ce choix de la comédie humaine ternie d’un pessimisme cynique qu’il excelle autant.


La structure même de Les Fraises Sauvages est foncièrement symbolique. Il y a, dans les choix de Bergman, qu’il s’agisse de cette presque-invention du road movie à des fins testamentaires ou de ces plans rapprochés en focales courtes pour signifier la souffrance cauchemardesque de son héros, une ambition réflexive gravée dans l’ADN de son projet. Ce n’est pas une nouveauté pour le cinéaste de vouloir donner matière à penser à son spectateur – mais là où dans Monika ou Jeux d’été elle n’occupe qu’une place conclusive, comme une finalité thématique visant à donner un sens à l’histoire l’ayant précédé, elle occupe tout l’espace filmique de Les Fraises Sauvages. En cela, on pense à ses premières réalisations, comme La Prison ou La Fontaine d’Aréthuse, conceptualisés comme des vrais produits à dispositifs, et qui n’excellaient malheureusement que très rarement dans ce domaine. Preuve s’il en est de la maturité que Bergman a su développer en souterrain de l’évolution de son œuvre.
Ce serait donc un Candide inversé. Le dernier voyage d’un homme au crépuscule de son existence, se remémorant au fil de ses rencontres excentriques les grandes étapes de sa vie – mais là où Les Fraises Sauvages surprend, c’est dans ce détournement du récit initiatique qui, comme une récompense, fait sortir son personnage du monde adulte, le conduisant subtilement vers l’esprit vivifié de ses jeunes années. Une renaissance, une rédemption intime perçue par le prisme du troisième âge. Coutumier des fins douces-amères, Bergman se montre ici étonnement optimiste. Les Fraises Sauvages est un film triste, mais il n’est pas un film accablé.
On parle des Madeleines de Proust, on pourrait aussi évoquer les Fraises d’Isak – ou bien d’Ingmar, car il est difficile de ne pas voir une certaine forme d’autoportrait dans le dessin de son personnage principal. Bergman imagine, Bergman projette : à l’époque il était tout juste quarantenaire, et pourtant Les Fraises Sauvages a la patte d’un cinéaste fort de sagesse et d’expériences. C’est peut-être là l’une des plus belles anomalies de sa filmographie, où il remplace l’espace d’une heure et demie ses muses sensuelles et tourmentées par un vieillard flegmatique.


Les Fraises Sauvages, c’est le film de la maturité pour Bergman. Le film où son génie esthétique et son intelligence des rapports humains s’associeront pleinement pour la première fois avec une douceur de vivre plus subtile, bien loin du mélodrame de ses premiers films. Ici, la tragédie s’est depuis longtemps terminée, la bougie s’apprête à laisser place à l’obscurité ; on accepte la mort comme une vieille amie, se remémorant, le sourire aux lèvres, ses guerres de jeunesse. Bergman n’est en tout cas jamais aussi émouvant que quand il épouse avec autant d’amusement ce nihilisme hagard. Tout simplement un classique.

Vivienn
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le 8 août 2016

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Vivienn

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