J'aime le cinéma de Bertrand Mandico. A dire vrai, j'aime aussi Bertand Mandico tout court, mais ici, c'est de son cinéma qu'il s'agit, et des Garçons Sauvages.
Il n'y a, pour l'instant, pas un de ses courts qui m'ait laissé froid. Toujours viscéraux, organiques, sensuels et sexuels, jouant sur la frontière du désir et de l'écoeurement, hanté par de nobles références, conscientes et délibérées (ne pas citer ici La Bête de Borrowczik serait indécent), ou par affiliation de sensibilité (je retrouve parfois la sensibilité poétique et surréaliste de Jean Rollin chez Mandico), des films dans lesquels la puissance des images le dispute à un travail sonore ciselé, précis, faisant corps avec l'image.
Sensuel et entier, bref, j'aime le cinéma de Bertand Mandico.
Mais le réalisateur avait jusqu'alors oeuvré exclusivement dans le court et le moyen métrage, des supports qui, à la façon de la nouvelle, sont adaptés à l'organisation narrative autour d'une idée principale, d'un thème central, n'ont pas besoin d'autre chose, ils sont ce qu'ils ont à dire, à faire sentir, à montrer.
Mon inquiétude, dès lors, était que Les Garçons Sauvages soit un moyen metrage de presque deux heures. Et elle s'est, dans une certaine mesure confirmée...
A ce détail près qu'en fait, c'est un faux problème. Clairement.
Car les Garçons Sauvages est un film-dérive, un film-corps, un film-androgyne, qui se juge à l'aune du plaisir des sens.
Un film qui fait corps avec cette île impossible où la nature est organique, phallique, saphique, noyée de fluides, d'odeurs baudelairiennes poussant à la saturation des sens, théâtre synesthésique où se mêlent plaisir vertigineux et danger mortel, Eros et Thanatos.
Commençons par un pitch très sommaire, dénué de spoil : cinq garçons, suite à un rituel Shakespearien ayant mal tourné, se retrouvent condamnés à une peine étrange, suivre un capitaine ayant assuré aux parents qu'il était en mesure d'assagir les garnements, dans un périple marin trouble, le menant vers une île impossible, où plane en permanence une odeur d'huître, et où la nature offre des délices des plus troubles...
On aurait tort de tomber dans le panneau de l'analogie, évidente de prime abord, avec le cinéma de Guy Maddin. Pourtant, elle est tentante, cette analogie en raison de ce choix d'un noir et blanc "à l'ancienne" (entrecoupé de moments de couleurs éclatant d'autant plus la rétine).
Mais Guy Maddin est dans une forme de "reconstitution", une volonté de créer l'illusion d'un film ancien, là ou Bertrand Mandico utilise ces outils en tant qu'éléments de langage, pour offrir autre chose.
La nuance est fondamentale.
Dans la puissance invocatoire des images, des jeux de surimpression, le rapprochement avec le génial Kenneth Anger s'impose de lui-même.
Peut-être à tort, d'ailleurs, car à l'évidence, le cinéma de Bertrand Mandico est avant tout personnel, entier. Ce n'est pas un cinéma de citations, d'hommage.
A la façon d'un David Lynch par exemple, les films de Mandico résonnent entre eux, à travers les obsessions du réalisateur, leurs codes visuels et sonores, leur relation à l'érotisme, à l'androgynie, à l'ésotérisme, à l'organique, chair, fluides, poils (les fruits poilus renvoyant à la créature de Notre Dame des Hormones, les plantes personnifiées, les statues de chair, la présence de la Muse de Bertrand Mandico, la magistrale Elina Lowensohn, entre autres point d'ancrages qui ne trompent pas)
Et avec Les Garçons Sauvages, nous sommes gatés : des acteurs impeccables, un sens de l'image, du rythme, du montage qui enivre et envoûte le spectateur, un travail sonore qui magnifie l'ensemble, le film est une offrande aux plaisirs des sens.
Les scènes puissantes s'enchaînent à un rythme posé et maîtrisé qui installe une ambiance épaisse, palpable, un onirisme tissé à même la chair du film.
J'en citerai une, qui n'est pas la plus exotique, mais qui à mon sens incarne avec brio la force du cinéma de Mandico, la magnifique scène du jugement, avec son tribunal encadré par deux statues de chair majestueuses, un procureur à la chevelure impressionnante campé par Christophe Bier, d'abord sur le même plan que nos Garçons Sauvages, qui se met à grandir, de façon à peine perceptible dans un premier temps - peut-être un truchement de lumière, un jeu de perspective qui fausse la perception ? -, pour se détacher par un habile jeu de surimpression d'image et finir par dominer la scène de toute son autorité. Le rythme de cette scène, son écriture, la performance des acteur/trices, la beauté du cadre, sobre et majestueux à la fois, la sobriété de "l'effet spécial", l'intelligence de son utilisation, un pur délice.
Les moyens mis à la disposition de Bertrand Mandico n'ont en rien tari sa propension à l'expérimentation, au bricolage maîtrisé, et on peut voir en Les Garçons Sauvages le témoignage d'une maturité artistique, d'une audace sans compromis.
Reste donc le bémol évoqué plus haut, ma seule réserve par rapport au film : il nous entraîne dans une danse langoureuse, fascine, désoriente, séduit...
Mais se conclut de façon peut-être un peu frustrante, précisément en voulant offrir un dénouement qui ne convainc pas totalement à une dérive qui, je trouve, n'en appelait pas.
Les Garçons Sauvages aurait probablement gagné à être un film-postulat, au final, à oser imposer les limites narratives d'un court métrage à une autre échelle de temps, mais en voulant justifier le périple à travers une maladroite conclusion trop explicative, narrativement parlant, se vidant paradoxalement de sa substance à mesure qu'elle s'énonce, la dérive incantatoire loupe de peu l'état de grâce, l'extase promise.
Et c'est frustrant. Le dépassement de la dichotomie des genre aura presque eu lieu, une presque révélation Pynchon-burroughsienne qui aurait peut-être gagné à n'être que suggérée.
Mais comme dit plus haut, ce n'est qu'un faut problème -et peut-être simplement une question de sensibilité personnelle-.
Car cette déception finale ne remet en rien en cause l'intensité du plaisir du périple.
Et Bertrand Mandico, s'il cède partiellement au travers de l'explication, sait ne pas ouvrir intégralement l'huître, ce "monde opiniatrement clos à l'intérieur duquel on trouve tout un monde, à boire et à manger sous un firmament (à proprement parler) de nacre", pour citer librement Francis Ponge, préservant son mystère et l'intégrité de son monde en vase clos et évitant ainsi le drame annoncé dans le final du poème de Ponge : ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords.
Ainsi, la formule perle est préservée.