En plus des dents


Alors que Masumura multiplie les textes justifiant son approche radicale, il s’interroge en privé sur sa capacité à s’approprier des œuvres de commande tout en se pliant aux exigences commerciales. Les films se lancent à la chaîne et les scénarios écrits en quelques jours ne sont pas assez travaillés à son goût, surtout que le studio met le nez dedans. Son mentor Kon Ichikawa, souvent en conflit avec la direction, lui conseille de faire le dos rond. Dans son cinquième film et premier projet personnel, ces questionnements s’incarnent dans le personnage masochiste de jeune publicitaire et dans les géants du caramel très proches du cinéma.



Chaplin a peut-être montré la folie de la civilisation moderne à
l'écran, mais à la fin de son film, il est capable de laisser les
machines automatisées derrière lui, de tenir la main de la fille qu'il
aime et de s'en aller au-delà de la frontière. Je ne peux pas faire un
film comme ça s'il s'agit du Japon contemporain. Après avoir parlé
avec Ken Kaiko¹, je suis arrivé à la conclusion que les Japonais
doivent travailler dur jusqu'à leur mort, jusqu'à ce qu'ils deviennent
fous.²



À la manière des Temps modernes, l'apparente perfection de la mécanique productiviste se grippe comme l’annonce la superposition d'un briquet ne s'allumant pas à la chaîne de production-distribution de caramels.
Dans les années 50, le monde du travail moderne mêlant production de masse, artistique et publicité servait de base à des comédies romantiques sucrées et musicales. Masumura reprend l’ambiance pop de ces satires inoffensives qu’il noirci.


Commence alors un film au rythme effréné brûlant tout sur son passage. Dans la société de l'image tout va vite, en témoigne cette séquence du tournage d'un clip montée en parallèle de sa diffusion. Les paroles sont dures et au flot rapide, impeccablement enchaînées, plus crues et moins écrites pour le bon mot que dans les comédies US ; doublé d'un travail minutieux sur le son, évocateur, fatiguant par sa multitude cacophonique et sa discordance.
Le générique s'ouvre sur une chanson enjouée aux paroles vantant le meurtre en contraste avec l'image d'une jeune fille souriante reproduite mécaniquement à l'infini. Hitomi Nozoe devient un objet pop'art désincarné préfigurant Warhol. Prémices du moment où la machinerie commerciale s'emballera (aussi doublée du son du briquet grippé), son visage exposé partout : en affiches, dans les magazines de la couverture aux pages centrales, dans des évènements publics et des mises-en-scène de sa vie privée.
Loin des inspirations détournées de "miséreux" New-yorkais et leur problème à payer le loyer d'un 150m² des films de Tashlin, la pauvreté est réelle et sale. La jeune fille Kyoko est pouilleuse, aux dents de piano, vit dans un taudis et fracasse la tête de ses petits frères turbulents. Rien à voir avec son inspiration détournée, la très propre sur elle Audrey Hepburn mannequin malgré elle dans Drôle de frimousse.


Car malgré les oripeaux de la comédie, le mortifère prend le pas : la prostitution propre et figurée, le sang des employés, et la superficialité qui touche peu à peu Kyoko en parallèle de sa célébrité lui fait oublier ses têtards mourant les uns après les autres. Dans son chemin de maline comprenant vite les codes de ce nouveau monde, la solitude et la mort l'accompagnent dans la réussite sociale.
Une superficialité qui touche aussi les décisionnaires infantilisés par les jouets qu’ils manipulent et des raccords les associant à des enfants. Autour d’eux, les symboles historiques et religieux servent uniquement de décors ; hors de question de réfléchir à leur signification. Comme les samouraïs de télévision qui recréent des combats d'opérette, seule l'apparence reste. Quand un cadre propose un code éthique comme le bushido tous lui rient au nez. La seule valeur intéressante est celle inscrite sur un billet. Une vision réduite qui empêche ces messieurs importants de voir l'effet désastreux de la guerre qu'ils se mènent – des vétérans mendient pourtant en bas de l’immeuble.


La production de masse, le consumérisme et le marketing dans l'industrie du caramel s'appuyant sur l'Histoire, la science-fiction, le produit le plus coloré, de nouveaux visages sous contrats d'exclusivité jetables etc. peut s'appliquer à d'autres géants. Dont ceux qui utilisent ouvertement le système "New face" (nom du recrutement médiatisé des nouveaux acteurs à Daiei) à l’œuvre dans le parcours de Kyoko, nouveau visage transformé en vedette.
En 1958, la compétition fait rage entre les studios de cinéma les forçant à augmenter leur nombre de productions pour remplir le nouveau système de double programme qui ne leur assure pas plus de recettes et les poussant à une course à la technologie coûteuse : couleur, nouveaux formats et optiques. De plus la télévision commence à marcher sur leurs plates-bandes. Comme les confiseurs de son film prophétique, en 10 ans cette logique aberrante sera mortelle pour les géants aux pieds d'argile du cinéma. Shin Tōhō ferme en 1961, Daiei en 1971, Nikkatsu dépose le bilan avant de rouvrir en se spécialisant dans les films érotiques, et les plus prestigieux Tōhō et Shōchiku réduisent fortement les budgets et diminuent le rythme de production.
De son côté le toujours fidèle Yoshio Shirasaka, renfort appelé en urgence pour boucler le scénario, compare l’épuisement causé par les nuits blanches d’écriture à l'asservissement des personnages du film.



Si tu dois le faire, souris !



L’injonction de sa rivale et amante au jeune employé idéaliste clôt le film. Yōsuke, en costume ridicule de spationaute criant les bienfaits des caramels à la foule, toute dignité abandonnée derrière lui, obéit aux impératifs commerciaux malgré sa désapprobation. Comme tout bon salarié soumis. Le rapport conflictuel de Masumura avec sa position d’exécutant qu’il admet tout en ayant voulu croire à sa spécificité, forcé à faire l’amuseur public, transforme l’énergie positive de ses débuts en masochisme dans le compromis.
L’échec commercial de ce projet qu’il a initié pousse Masumura à enfiler son costume de spationaute et à se replier un temps dans l’inanité des projets commerciaux imposés par le studio.


La chanson du film https://youtu.be/UZIx0CLJ1O8


¹ Auteur de la nouvelle éponyme qui se concentre sur les effets économiques et ne développe pas autant les personnages. Elle se termine par l'idée imprécise de mort anonyme, dans la foule.


² Kinema Junpo n° de janvier 1962

Homdepaille
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le 15 mai 2021

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