Lancer un documentaire de Varda, c’est procéder à des retrouvailles ; avec l’originale de la famille, qui décide de maintenir un regard candide sur les choses, de pérenniser sa poésie légère, et d’embarquer ceux qui désirent le suivre dans une odyssée bienveillante.
Le cinéma de Varda a tout du journal intime qui serait presque resté à l’état de brouillon, avançant, pour paraphraser Montaigne, « par sauts et gambades ». Regard malicieux, qui coupe quand l’envie lui prend, passe d’un lieu à un autre, revient sur soi-même et joue des échos pour composer un patchwork spontané et finalement, discrètement mais solidement, travaillé et pensé dans sa phase de montage.


Cette poétique tient aussi dans la déconcertante affirmation de son explicite. Varda ne joue pas, contrairement à foule de ses cinéastes compatriotes, à la dérobade du symbole ou l’épaisseur du palimpseste. La voix constante qui accompagne ses images s’émerveille des images qu’elle a capturées, établit les passerelles, verbalise les enjeux. La glaneuse tombe d’emblée le masque, et s’associe aux sujets qu’elle film, grapillant elle-même les beaux restes que le monde a à lui offrir.


La densité de son film, pourtant très court, offre ainsi un écheveau où se mêlent la dimension sociale de multiples ambitions : le regard social, évidemment, proposant de faire entrer dans le cadre ceux qui en sont exclus, leur donnant la parole avec une empathie qui ne sombre jamais dans le misérabilisme, à l’image de ces bricoleurs offrant le fruit de leurs récoltes au voisinage, ou ce locataire d’un foyer Sonacotra animant des cours bénévoles d’alphabétisation. Le regard esthétique, interrogeant cette poétique de la récupération, et l’éthique de la prise en considération du rebut, du rejet, dans une société de consommation qui expulse plus vite qu’elle n’ingère, et qui définit par là une des missions de l’art, qui compose aussi sur ses ruines pour figer un temps qui s’effiloche dans l’urgence. L’importance accordée aux tableaux, parfois recréés, d’autres exhumés, témoigne de cette volonté de scruter l’image, qui figure ou prend une valeur purement graphique, presque abstraite lorsqu’elle filme les choux ou le processus du pourrissement. Le regard intimiste, enfin, d’une femme qui se regarde vieillir, fantasme gentiment sur une horloge sans aiguille, et résume un temps sa démarche à « filmer d’une main mon autre main », son enveloppe corporelle décatie devenant un sujet qu’elle met à distance tant l’effraient – et la fascinent – les effets du vieillissement.


Varda porte avec elle sa propre définition du documentaire. Il serait risqué de tenter de la circonscrire, tant sa forme parait libre et peu soucieuse d’appartenance. Mais ce qui ne cesse de surgir de ce voyage que seule la mort a pu finir par achever, c’est un profond et insolent humanisme, qui donne envie d’aimer les objets, les mots et les gens. Et à bien y réfléchir, c’est très rarement l’aboutissement du cinéma documentaire.

Sergent_Pepper
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le 2 nov. 2020

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Sergent_Pepper

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