Nous sommes en 1974, en Suisse. Deux journalistes, Julie et Cauvin, ainsi que leur technicien, Bob, partent pour le Portugal. Nous sommes en 1974 et le colonialisme est toujours bien présent. Leur reportage a pour but de montrer l’entraide helvétique dans ce pays. Seulement voilà. Nous sommes en 1974 et la révolution est aux portes de Lisbonne. Entre les colonialistes, les partisans de Salazar et les militaires, la situation est plus que tendue. Un peu de contexte tout d’abord. Depuis les années 60, les colonies portugaises en Afrique - Angola, Guinée-Bissau, Mozambique et j’en passe - se révoltent et luttent pour l’indépendance. De leur côté, les Portugais continuent de payer le lourd tribut du gouvernement d’Estado Novo, un régime autoritaire instauré en 1930 par un coup d’état et dirigé par Antonio De Oliveira Salazar. Nous avons donc deux peuples qui luttent dans un même but : la démocratie.


Lionel Baier réalise Les grandes ondes (à l’ouest) en 2013. Vous vous demanderez certainement ce que signifie l’indication géographique entre parenthèses. En 2008, le même Lionel Baier entreprend un projet de tétralogie avec Comme des voleurs (à l’est), qui raconte l’histoire de deux jeunes Suisses partant à la recherche de leurs origines en Pologne. Le réalisateur envisage ainsi « une cartographie affective des Européens entre eux »1 et espère à ce jour la compléter avec deux films, un en Ecosse et un autre en Italie. Il écrit le second volet avec pour angles d’attaque un parallèle entre les situations politiques, sociales et économiques d’il y a quarante ans et celles de nos jours, l’actualité du débat concernant les révolutions pour plus de droits et la mutation du journalisme. Pour répondre à ces questions, il met en scène 4 protagonistes, les trois susmentionnés plus un : Georges Gershwin. Baier le définit lui-même comme un personnage principal et essentiel. Au lieu d’utiliser des tubes des années 70 pour constituer la bande-originale de son film, il choisit de se concentrer sur ce compositeur et musicien de jazz qui incarne « la mélodie humoristique » du film. Ses phrases en cascade, ses rebondissements et son énergie portent le film sur une vague de fraîcheur.


L’humour justement, parlons-en. Celui du texte, certes, mais aussi celui du réalisateur transparaissent dans Les grandes ondes. Pour ce qui est du texte et des actions, Baier joue sur un comique de situation en plongeant les personnages dans des circonstances aussi inattendues que cocasses, comme celle du technicien qui enrage de ne pouvoir démêler le fil de 3km de long de son téléphone… circonstances qui n’existent plus aujourd’hui et qui donnent au film une touche nostalgique très attendrissante. Pour ce qui est, en revanche, de son sarcasme personnel, Lionel Baier a transmis énormément de son caractère à l’excellent Michel Vuillermoz qui interprète Cauvin, le vieux journaliste têtu. Son ironie sèche rend les dialogues délicieusement tranchants.


Les temps changent. Le journalisme et des journalistes aussi. Le réalisateur choisit de faire un film sur la révolution couverte par des reporters aux caractères très contrastés. Il y a d’un côté l’aventurière idéaliste Julie et de l’autre, le baroudeur et bougon Cauvin. Ces deux entités font office d’exemples presque documentaires d’un journalisme aujourd’hui éteint. Ils évoquent la grande émancipation des médias tout en rappelant que cette forme de reportage n’existe plus. Un peu désenchanté, Lionel Baier le rappelle dans une interview donnée au journal L’Express : « En 1974, le poids du matériel avait une vraie conséquence sur le temps nécessaire pour relayer l'information. Celui-ci était, par force, plus long et permettait, du coup, de la romancer, de la mettre en forme. Il fallait […] se répartir dans la ville pour comprendre ce qui se passait. Il y avait de la place pour le recul, pour la compréhension de l'événement. Aujourd'hui, mon héros serait considéré un mauvais journaliste. On lui reprocherait de ne pas raconter la vérité »2 .


Si le scénario est parfois maladroit, fouillis, les acteurs n’en sont pas moins sincères, et tout particulièrement l’interprète portugais, Pele, qui n’en était alors qu’à son 4ème film et qui remporte l’affection du public à l’unanimité. Alors on pardonne de bon coeur un côté un peu poussif pour saluer avec émotion le talent des interprètes.


La révolte comme destruction du colonialisme, fin d’une soumission et liberté assumée (et un peu trop euphorique parfois) sont les sujets de ce film mais pas seulement : il nous présente aussi la révolution intérieure des journalistes, le dépassement de leurs limites personnelles à travers leur expérience de reportage, leur expérience de vie et à travers leur voyage, un voyage dont ils reviendront changés à jamais. Ce qui donne à ce long-métrage sa grande force, c’est la focalisation particulière adoptée pour filmer la révolution. Celle-ci est le point central autour duquel gravitent les deux masses d’atomes, à savoir les révolutionnaires portugais et les journalistes suisses. Leur ressenti nous est présenté de manière simultanée et le film se garde de nous livrer un reportage cliché façon « photos d’instants volés », manifestations qui tournent mal et autres lieux communs propres à ce sujet. Il nous mène de surprise en surprise et ne nous laisse pas en repos. Car n’oublions pas que ces journalistes sont tout sauf venus pour faire un reportage sur les soulèvements qui secouent le pays ! Le portrait qu’ils en font et le point de vue qu’ils prennent pour traiter la question n’en est que plus improvisé. Alors, entre l’improvisé et l’objectif, quel point de vue prévaudra et se détachera pour triompher aux yeux du spectateur ? Aucun. Ils finiront par se mêler et se confondre dans une chaude nuit d’avril…


[http://www.reelgeneve.ch/laisse-lepine-et-cueille-la-rose/]

Mitsuba
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le 20 janv. 2018

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