La folie coloniale dans l’œil des colonisés

18 minutes, assorties d’une voix off qui décortique. Une voix qui nous accompagne dans ce que l’œil à lui seul ne pourrait bien saisir, tant l’inconnu culturel et la subtilité du rite de possession se mêlent à l’image. Des images qui racontent un choc culturel entre deux civilisations et, plus largement à mon sens, comment survivre par-delà l’envahisseur.


Un documentaire sublime en ce qu’il nous renvoie avec audace à la violence du colonialisme et à la nécessaire adaptation des sociétés colonisées, à travers des formes de syncrétisme religieux et culturel - ou la transformation des symboles de la culture urbaine qui les envahit en une cérémonie propre à leur culture et à leurs valeurs. Cette transformation passe par un rite de possession sous forme de satire où les colons en prennent pour leur grade : un Gouverneur « parle français et insulte tout le monde », un autre, œuf cassé sur la tête, imite le plumet des gouverneurs britanniques, des sentinelles, armées de fusils en bois qui claquent l’un contre l’autre, un faux Palais du Gouvernement, autel du sacrifice, puis la fausse conférence… Une cérémonie commedia dell’arte dépourvue de comique mais truffée de satire sociale, éprouvante. Les rites et coutumes des colons sont perçus par les Haouka comme des rites fous, d'où peut-être le titre, qui est aussi la traduction littérale de « Haouka » (maître du vent, maître de la folie).


L’humilité de Jean Rouch et son regard d’ethnologue transparaissent dans la conclusion : ce ne sont pas les Africains qui doivent s’inspirer de nos civilisations pour « évoluer », comme le théorisent à l'époque de nombreux colons, mais bien l’Homme européen qui devrait s’inspirer des rites magiques exutoires nigériens.


« En voyant ces visages souriants […] en comparant ces visages avec les visages horribles de la veille, on ne peut s’empêcher de se demander si ces hommes d’Afrique ne connaissent pas certains remèdes qui leur permettent de ne pas être des anormaux, mais d’être parfaitement intégrés à leur milieu, des remèdes que nous ne connaissons pas encore. »
Voix off de Jean Rouch


Pays et date de sortie : France, 1956
Durée : 18 minutes
Réalisateur : Jean Rouch
Prix : Festival international de Venise 1957, catégorie « Films ethnographiques, géographiques, touristiques et folkloriques »
Présentation : Au Niger, près d’Accra, la secte des Haouka pratique depuis 1927 une cérémonie de réadaptation, ponctuée de rites de possession, pour se défaire des maux de la ville. Les possédés Haouka voués aux dieux tougo, les « dieux modernes » de la ville et de la technique, entrent en transe dans l'habit des riches colons de l’Empire britannique, mimant et gesticulant sous les traits d’un Lieutenant, du Gouverneur, de Madame Salma – femme de l’un des premiers officiers français installés au Niger–, de Madame la femme du docteur ou d’une locomotive. Une cérémonie hebdomadaire pour se purger des péchés de la ville, qui n’est que « le reflet de notre propre civilisation », selon les termes de l’intertitre à valeur d’incipit.
Sur Jean Rouch : Pour sa thèse, l’ethnologue Jean Rouch avait étudié et filmé la magie dans les sociétés sans masque Sonray du Niger, puis présenté son documentaire sur la côte ouest. Au Ghana, des prêtres ont manifesté leur envie d'être filmés à leur tour, ce qui a donné en 1972 le non moins sublime « Les tambours d’avant / Tourou et Bitti ». Des documentaires ethnographiques à portée universelle, bijoux de témoignages ethnographiques. Je vous conseille également le livre de Jean Rouch « Alors le noir et le blanc seront amis », incluant un détour par le Niger.
Pour aller plus loin : http://www.cndp.fr/magphilo/index.php?id=127

odreva
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le 30 août 2018

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