Montfermeil, 93, été 2018. Au milieu des blocs de bétons, un groupe de jeunes se prépare à aller fêter la victoire – celle des Bleus, celle des Black Blanc Beur, celle de cette France unie teasée en 1998, fantasmée par une élite médiatique bien-pensante et déjà décrédibilisée, il y a déjà plus de vingt ans, par La Haine. La Haine, film jalon de l’Histoire alternative d’un Hexagone marginal, conte intime devenu conte collectif, où l’humour était déjà l’unique espoir de se soigner entre deux balles perdues. Jusqu’à son titre, référence évidente à Hugo, Les Misérables fait référence à ce statut effrayant : celui, qu’au-delà des noms, qu’au-delà des technologies, qu’au-delà des victoires sportives, l’état du monde reste le même, l’état de la France demeure, et que l’actualité, paradoxalement, est intemporelle.


Ce n’est pas tant une caractéristique du film chorale qu’une évidence intimement liée à la logique narrative classique du cinéma : on nous mène d’un point A (ou dans le cas présent de plusieurs points A) à un point B. Le fourmillement initial de Les Misérables a finalement pour vocation de nous faire atterrir à l’enchevêtrement final, l’explosion de cette bouilloire dont on voit la pression s’emballer pendant toute la durée du film de Ladj Ly. Ce déterminisme narratif, pas loin finalement d’un déterminisme social qui taraude l’imagerie de Les Misérables, donne à chacune de ses séquences cette lourdeur qui fait briller les grands thrillers : derrière chaque dialogue, le poids des conséquences ; dans chaque mouvement, la peur du dérapage, de l’erreur, du coup de sang. La violence tue qui règne dans Les Misérables est une réussite car elle est une évidence, justement parce que Ladj Ly fait vivre la puissance et la fureur de son propos dans la routine apparente de ses personnages.
Ce qui fait justement correspondre La Haine et Les Misérables c’est cette manière d’appréhender leurs personnages : non seulement bien sûr pour leurs problématiques qu’on pourrait dire plus naïves que nihilistes, mais aussi dans leur lien avec l’objet politique. L’autodestruction totale de ce microcosme n’a finalement rien de contextuel : ce n’est pas une répréhension particulière qui fait s’écrouler le château de cartes, mais le bête carambolage d’une journée comme une autre. L’intention n’est donc pas tant de critiquer un pouvoir particulier, mais d’interroger le pouvoir dans son exercice universel, atemporel et apolitique. L’état de l’Etat n’a pas de couleur, pas de visage, pas de préjugés – mais la destruction, elle, lui est inhérente. Qui est donc ce « mauvais cultivateur », si ce n’est ce refus d’admettre qu’on ne peut enchaîner un Homme en lui répétant qu’il est libre ? Comment prôner le pacifisme qu’on répond à coup de matraques, de cross de flashball ?


Les Misérables a l’intelligence narrative d’un The Wire et la brutalité nonchalante d’un Kassovitz – il a surtout, et c’est plus rare, l’élan tragique des grands romans classiques, épris de cette fatalité rampante qui emprisonne chaque plan, chaque visage, chaque geste, au sein de l’architecture étouffante qu’on sait qu’elle va devenir dévastatrice. S’il manque au film de Ladj Ly l’inventivité visuelle qu’on aurait pu espérer de lui, surtout en connaissant ses fréquentations (Kim Chapiron, Romain Gavras), on ne peut nier son talent de poète humaniste : ses personnages, torturés, déchaînés, malmenés – il y a effectivement du Hugo chez Ladj Ly. Et l’espoir d’un auteur qui pose déjà des questions qui fâchent : qui est la victime de qui ? De qui devrait-on avoir peur ? Ne faudrait-il pas mieux lancer le générique, plus tôt que prévu, et nous éviter la vue de ce bain de sang, ce bain de pleurs, inévitable, inexorable ? N’est-ce d’ailleurs pas là l’ultime pouvoir du septième art, l’ultime arme de l’image : sauver des vies en nous donnant sa vérité, en nous épargnant les langues de bois et les langues de serpent ? Cette image, plus que jamais universelle et polyglotte, est-elle devenue parole divine, infaillible et surtout, digne de confiance ?

Vivienn
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le 17 oct. 2019

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